Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, III.djvu/528

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paisiblement et sans bruit d’un honneur qu’il n’a jamais réclamé.

Boissy eut, dans sa carrière dramatique, une aventure singulière, quoiqu’elle n’ait pas été unique. Il avait donné au Théâtre-Italien une pièce intitulée le Comte de Neuilly, qui n’eut point de succès ; il la redonna, quelques années après, au Théâtre-Français, sous le titre du Duc de Surrey ; et la pièce, représentée par de meilleurs acteurs, eut le bonheur de réussir. Les Comédiens italiens crièrent au vol ; ils trouvèrent mauvais que l’auteur fût parvenu à débiter, sous un autre nom, la marchandise qu’ils n’avaient pu faire passer ; ils voulurent lui intenter un procès, pour avoir été plus adroit ou plus heureux en changeant de maison et d’enseigne. Boissy, content de sa gloire, légitimement, quoique furtivement acquise, offrit, ou de leur abandonner la rétribution du Duc de Surrey, ou de leur donner une autre pièce, qu’ils auraient apparemment l’art ou le bonheur de mieux faire valoir. Ils refusèrent l’un et l’autre, et se vengèrent par une parodie du Duc de Surrey, intitulée le Prince de Surene, qui eut le sort de la plupart des parodies, celui d’être suivie quelques momens, et d’être ensuite oubliée pour jamais. L’accueil si contradictoire et si disparate fait au Comte de Neuilly et au Duc de Surrey n’est pas la seule occasion où notre adroit parterre ait eu à se reprocher l’inconséquence fâcheuse d’applaudir dans un temps ce qu’il avait sifflé dans un autre. On sait que la tragédie si intéressante d’Adélaïde du Guesclin fut très-mal reçue dans sa nouveauté, et qu’on daigna l’écouter à peine ; des raisons particulières d’animosité avaient soulevé contre l’auteur une cabale puissante, qui eut la force d’entraîner alors les spectateurs ; trente ans après, les haines et les factions s’étant calmées, la pièce osa reparaître, et fut même remise au théâtre sans aucun changement ; elle reçut alors les applaudissemens qu’elle méritait, et qu’elle continue de recevoir tous les jours sur la scène française. L’illustre auteur d’Adélaïde a témoigné sa reconnaissance à ses juges, d’une manière aussi douce que fine, dans l’espèce de préface qu’il a mise à la tête de cette tragédie, et que Boissy aurait pu mettre de même à la tête de sa pièce. On ne saurait se moquer, avec plus de grâce et de légèreté, de cette multitude orgueilleuse et moutonnière, qu’il faut traiter comme ces sots importans qu’on méprise tout bas, et qu’on caresse tout haut ; car c’est le sort des auteurs dramatiques, d’avoir à compter avec cette populace imbécile, dont les décisions bruyantes étouffent quelquefois long-temps la voix des vrais connaisseurs, qui finissent à la vérité par lui prescrire ce qu’elle doit penser, et lui dicter ce