Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, III.djvu/530

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du nécessaire dans son intérieur domestique. Cette privation fut au point que, manquant un jour, sa femme et lui, des alimens les plus indispensables, ils s’enfermèrent dans leur obscure retraite, résolus de laisser terminer par la faim leur vie et leurs souffrances : la Providence et l’humanité vinrent à leur secours. Un tel état, qui donnait sans cesse à Boissy de pressans besoins à soulager, devait le rendre assez indifférent sur le vain éclat des honneurs littéraires, peu ardent pour les obtenir, et peu habile à se les procurer. D’ailleurs, naturellement timide et d’un extérieur peu agréable, il ignorait l’art de se produire, et paraissait dans la société fort inférieur à ses ouvrages : enfin, quoique souvent couronné au théâtre, il y avait été plus d’une fois malheureux ; et le public, si indulgent pour certains auteurs, et si impitoyable pour d’autres, paraissait se souvenir de ses chutes encore plus que de ses lauriers. Mais surtout ses premières satires avaient allumé contre lui la haine, qui ne meurt point, même en feignant d’être endormie. Toutes ces raisons lui fermèrent long-temps les portes de l’Académie Française, sur laquelle il avait pourtant des droits légitimes par ses talens et ses travaux ; il y fut enfin reçu à l’âge de soixante ans ; et pendant près de quatre années qu’il vécut avec ses confrères, il leur fit regretter, par la douceur de son commerce, de lui avoir fait attendre plus de vingt années la justice qu’ils lui avaient enfin rendue. S’il n’avait pas à leur égard son innocence originelle et primitive, c’était au moins un pécheur bien corrigé, dont la conversion sincère et solidement affermie, était plus précieuse que l’innocence même, par la persévérance qu’elle promettait, et par les fruits qu’on avait droit d’en attendre.

À peu près dans le même temps où il fut admis parmi nous, il avait été chargé de la composition de la Gazette de France et de celle du Mercure ; car la fortune, lasse enfin de le persécuter, sembla vouloir, par des faveurs accumulées, le consoler, sur la fin de sa vie, des rigueurs qu’elle avait si long-temps exercées à son égard. Boissy ne garda pas long-temps la direction de la Gazette, qu’il avait acceptée d’abord par nécessité plus que par goût ; il s’était acquitté de cet emploi comme on s’acquitte d’un travail de commande, et auquel on n’est pas propre ; il ne tarda pas à sentir qu’avec de l’esprit, de la facilité pour écrire, et des succès dans une carrière plus orageuse, on peut échouer dans un genre moins brillant à la vérité, mais qui exige des connaissances de détail, et une exactitude minutieuse, peu faites pour ceux qui ont goûté les charmes de la littérature agréable. Il se renferma donc dans la composition du Mercure, beaucoup plus assortie aux objets dont il s’était occupé toute