Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, IV.djvu/125

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particulier, de se faire un parti, de surpasser l’empereur même en magnificence et en recherche dans ses maisons de campagne et dans ses jardins ; « qu’il était jaloux de passer seul pour éloquent ; et faisait plus souvent des vers depuis que Néron les aimait ; qu’ennemi déclaré des plaisirs du prince, il rabaissait son adresse à mener un char, et se moquait de sa voix quand il chantait ; qu’il était temps qu’on cessât de lui attribuer tout ce qui se faisait de louable (126) ; que Néron n’était plus un enfant, mais dans la force de la jeunesse ; qu’il secouât donc le joug de son maître, n’ayant de leçons à prendre que de ses aïeux (127). »

Sénèque, averti de ces accusations par des courtisans à qui il restait quelque probité, et par le refroidissement de l’empereur, demanda audience, et l’ayant obtenue, parla ainsi : « Il y a quatorze ans, César, que je suis attaché à votre personne, et huit que vous régnez. Dans cet intervalle, vous m’avez tellement comblé d’honneurs et de biens, qu’il ne manque à mon bonheur que d’avoir des bornes. Je vous rappellerai d’illustres exemples, trop grands pour moi, mais faits pour vous. Auguste, votre bisaïeul, permit à Agrippa de se retirer à Mitylène, et à Mécène, de vivre seul et comme étranger dans Rome ; l’un, compagnon de ses victoires, et l’autre, de ses soins pénibles dans le gouvernement, avaient reçu des récompenses considérables sans doute, mais bien méritées. Quel a pu être en moi l’objet de vos dons, que des talens exercés pour ainsi dire à l’ombre ? Je leur dois l’honneur d’avoir eu quelque part à votre éducation, récompense au-dessus de mon mérite. Vous y avez joint la faveur la plus flatteuse et des richesses immenses ; aussi me dis-je à moi-même : Homme nouveau comme je le suis, sorti de l’ordre des chevaliers et du fond d’une province[1] , devrais-je être un des premiers de Rome, et à côté des citoyens illustrés par leur noblesse ? Où est cette philosophie qui se contente de peu ? est-ce elle qui construit de si beaux jardins, habite de si agréables maisons, possède de si grandes terres, et fait un si vaste commerce ?

Un seul motif m’excuse ; je n’ai pas dû résister à vos dons. Mais nous avons tous deux comblé la mesure, vous, de ce qu’un prince peut donner à son ami, moi, de ce qu’un ami peut recevoir d’un prince. L’excès irriterait l’envie ; elle ne peut, comme tout ce qui est mortel, atteindre jusqu’à vous ; mais elle me menace, m’avertit de songer à moi. Comme un soldat ou un voyageur fatigué demandent du soulagement (128), ainsi, dans ce voyage de la vie, incapable par

  1. Sénèque était né à Cordoue en Espagne.