Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, IV.djvu/144

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

peuple romain. Après la bataille d’Actium[1], le bien de la paix ayant demandé que le pouvoir fût transmis à un seul, les grands écrivains disparurent. La vérité fut alors étouffée par différens motifs, par indifférence pour l’État, par flatterie, par haine du gouvernement ; ainsi nos historiens, ulcérés ou vendus, ont compté pour rien la postérité. Sans doute elle se défiera des éloges, mais recevra avidement les calomnies et les satires ; elles ont un faux air de liberté, et les louanges une tache d’esclavage. Pour moi, ni Galba, ni Othon, ni Vitellius ne m’ont fait ni bien ni mal. Vespasien, je l’avoue, a commencé ma fortune ; Tite l’a augmentée ; Domitien y a mis le comble : mais qui fait vœu de dire la vérité, doit être sourd à l’amitié comme à la haine. Si je vis, je destine à l’occupation et à la consolation de ma vieillesse l’histoire intéressante et paisible de Nerva et de Trajan : temps heureux et rares, où il est permis de penser et de parler.

Je vais raconter de nombreux malheurs, des combats cruels, des troubles, des séditions, des désastres au sein même de la paix ; quatre princes égorgés ; trois guerres civiles, plusieurs au dehors, et souvent les unes et les autres à la fois ; des succès en Orient, en Occident des revers ; l’Illyrie troublée, la Gaule chancelante, la Bretagne conquise et aussitôt perdue ; l’irruption des Sarmates et des Suèves ; les Daces illustrés par nos défaites et par nos victoires même ; les Parthes soulevés au nom d’un faux Néron ; l’Italie assiégée par des fléaux inouis, ou inconnus depuis plusieurs siècles ; les plus belles villes de la Campanie englouties ou renversées ; Rome en proie aux incendies ; les anciens temples consumés, le Capitole brûlé par les citoyens même, la religion profanée, l’adultère en honneur, la mer couverte d’exilés, les rochers souillés de sang : des cruautés plus atroces dans la capitale ; la noblesse, les biens, les honneurs, le refus des honneurs même tenant lieu de crime, la mort assurée à la vertu, les récompenses des délateurs aussi odieuses que leurs personnes ; le sacerdoce, le consulat, le gouvernement intérieur et extérieur devenus leurs dépouilles, et l’État leur victime ; les esclaves, soit par haine, soit par crainte, accusant leurs maîtres, les affranchis leurs bienfaiteurs ; et ceux qui n’avaient point d’ennemis, sacrifiés par leurs amis.

Ce temps, si stérile en vertus, en montra pourtant quelques unes ; des mères qui fuirent avec leurs enfans, des femmes qui s’exilèrent avec leurs époux, des gendres et des proches pleins de fermeté, des esclaves dont la fidélité brava les tourmens, d’illustres malheureux supportant et quittant la vie avec un égal

  1. Cette bataille fut donnée l’an de Rome 732.