Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, IV.djvu/152

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gnards, les essaya, en mit un sous son chevet. Assuré du départ de ses amis, il passa une nuit tranquille ; on assure même qu’il dormit. A la pointe du jour il se perça le cœur. On hâta ses funérailles ; il l’avait demandé instamment, craignant que l’ennemi ne coupât et n’insultât sa tête. Les prétoriens portèrent son corps, le louaient en pleurant, baisaient sa blessure et ses mains. Quelques soldats se tuèrent au pied du bûcher, non par repentir ou par crainte, mais pour partager la mort glorieuse d’un prince qu’ils aimaient. Plusieurs les imitèrent à Bedriaque, à Plaisance, et dans les autres armées. On lui éleva un tombeau simple et durable (163).

Discours de Mucien à Vespasien, pour l’engager à enlever l’Empire à Vitellius.

Vespasien, tremblant et irrésolu, était ranimé par ses lieutenans et ses amis ; Mucien, après plusieurs entretiens particuliers, lui parla ainsi publiquement : « Quand on forme une grande entreprise, on doit voir si elle est utile à l’État, glorieuse pour soi, d’une exécution prompte ou du moins facile ; et de plus, si celui qui la conseille s’expose ; enfin, pour qui sera la gloire du succès. Vespasien, après les dieux, l’Empire est entre vos mains ; je vous y appelle pour le salut de l’État et pour votre élévation. Ne craignez pas ici l’ombre de flatterie ; il y a presque du déshonneur à être élu après Vitellius[1]. Nous n’avons à combattre ni le génie perçant d’Auguste, ni la vieillesse rusée de Tibère, ni les maisons de Caïus, de Claude et de Néron, affermies sur le trône ; vous avez cédé même aux images de Galba ; ce serait une lâcheté de rester endormi plus long-temps, et de laisser l’Etat se perdre et s’avilir, quand l’esclavage serait aussi sûr que honteux. Le temps n’est plus où vous n’étiez que suspect d’aspirer au trône [[#ancrage (164)[nosup|(164)[nosup]] ; sauvez-vous donc en y montant. Corbulon[2] n’a-t-il pas été égorgé (165) ? Son origine, je l’avoue, était plus illustre que la nôtre ; mais Néron était aussi fort au-dessus de Vitellius par la naissance. On est assez grand pour ceux dont on est craint. Vitellius, élevé par haine pour Galba, sans mérite et sans services, sait par lui-même que l’armée peut élire un empereur. Il a fait regretter et célébrer cet Othon que son lâche désespoir a perdu, et non l’habileté ou les troupes de

  1. Vitellius venait de succéder à Othon, à qui il avait enlevé l’Empire, comme Othon l’avait enlevé à Galba.
  2. Fameux général romain que Néron fit mourir par la jalousie et la crainte que lui inspirait son mérite.