Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, IV.djvu/18

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Pour comble d’infortune, je ne suis plus dans l’âge des passions, ni à portée de trouver des ressources passagères dans cette illusion momentanée. Il ne me reste plus qu’à être, pour ainsi dire, spectateur de mon existence sans y prendre part, à voir, si je puis m’exprimer de la sorte, mes tristes jours s’écouler devant moi, comme si c’était les jours d’un autre ; ayant reconnu avec le sage, et malheureusement trop tard ou trop tôt pour moi, que tout est vanité ; les sens usés sans en avoir joui, l’esprit affaibli sans avoir produit rien de bon, et blasé sans avoir rien goûté.

Personne, répondis-je à ce détracteur de l’étude, n’a plus sujet que vous d’être mécontent, et n’en a moins de se plaindre. D’abord, que de lectures vous deviez vous épargner, précisément pour être plus instruit ! Pourquoi, par exemple, avez-vous imaginé qu’en feuilletant, étudiant, compilant des livres de métaphysique, vous y trouveriez des lumières sur tant de questions, moitié creuses, moitié sublimes, l’écueil éternel de tous les philosophes passés, présens et futurs ? En repliant votre esprit sur lui-même, sans avoir besoin d’interroger celui des autres, vous auriez senti qu’en métaphysique ce qu’on ne peut pas s’apprendre par ses propres réflexions, ne s’apprend point par la lecture ; et que ce qui ne peut pas être rendu clair pour les esprits les plus communs, est obscur pour les plus profonds.

C’était de même en sondant votre cœur, et non dans les subtilités des sophistes, que vous deviez étudier la morale ; malheur à qui a besoin de lire des livres pour être honnête homme !

Vous voyez déjà qu’au milieu de cette vaste bibliothèque, vous auriez dû souvent vous écrier, à l’exemple de ce philosophe qui parcourait un palais rempli de meubles inutiles et fastueux, que de choses dont je n’ai que faire !

Les ouvrages de physique vous offraient une multitude de faits certains, et de raisonnemens hasardés : vous avez négligé les faits pour courir après les raisonnemens ; devez-vous être étonné d’avoir si peu appris ? En suivant une route contraire, cette étude aurait été pour vous une source intarissable de plaisir et d’instruction ; vous y auriez admiré les ressources de la nature, celles de tant de grands génies, soit pour la forcer à se découvrir, soit pour la mettre en œuvre dans les différens arts, monumens admirables et sans nombre de l’industrie des hommes, soit enfin pour apercevoir la liaison et l’analogie des phénomènes dont vous vous plaignez d’ignorer les premières causes. Souffrez que l’Etre suprême ne lève pour vous qu’un coin du voile. Vos regards allaient se perdre sur des objets placés trop loin de vous : ramenez-les sur tant de merveilles qui vous environnent, et que