Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, IV.djvu/218

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cumque facilius dissimulari ; Gordon traduit : qu’en tout autre genre il pouvait souffrir des dégoûts (c’est-à-dire des rivaux ou même des supérieurs). Ce sens peut aussi être admis ; mais ce qui m’a déterminé au premier, qui n’en diffère pas beaucoup, c’est qu’il m’a paru plus beau et plus noble.

(176). Se nourrissant de son fiel en silence. Secreto sua satiatus. Secretum au substantif signifie également en latin un secret et un lieu de retraite. Je l’entends ici de la première manière ; d’autres traducteurs l’entendent de la seconde. Dans ce dernier cas, on pourrait traduire, se nourrissant de son fiel dans la solitude, traduction qui diffère peu de la nôtre.

(177). Tout ce qui se donne au lieu du triomphe. Tacite veut dire, ce me semble, que Domitien, qui, d’une part, voulait refuser le triomphe à Agricola, et qui de l’autre ne voulait pas paraître trop injuste, lui accorda des honneurs qui étaient censés équivalens au triomphe, mais qui n’étaient pas aussi brillans, ni par conséquent aussi flatteurs.

(178). La multitude, qui n’estime que par vanité les grands hommes. Selon la plupart des traducteurs, per ambitionem œstimare, signifie juger des hommes par l’extérieur ; mais ambitio, dans Tacite, veut dire souvent la vanité ; et d’ailleurs le sens que j’ai suivi est plus fin et plus noble : les sots n’affectent, pour l’ordinaire, de louer le mérite que par vanité, et pour faire croire qu’ils en sentent le prix. Il me semble de plus (mais c’est ici une légère conjecture) que l’autre sens demanderait ex ambitione au lieu de per ambitionem. Je sais qu’œstimare ne signifie, en bon latin , que juger, apprécier quelqu’un ou quelque chose ; mais souvent, dans Tacite, ce mot indique le jugement qui produit l’estime, comme dans le discours d’Othon : hinc Othonem posteritas æstimet ; et dans la préface de la vie d’Agricola, virtutes optimè œstimantur.

(179). Soit inquiétude, soit curiosité cruelle. J’ai traduit ainsi les deux mots cura et inquisitio ; le premier se rapporte, ce me semble, relativement à ce qui précède, au sentiment dont l’empereur devait être occupé dans le cas où il aurait en effet empoisonné Agricola, c’est-à-dire, au désir secret et inquiet qu’il devait avoir du succès de son crime ; et le second, au simple désir qu’il devait avoir, dans le cas où la mort d’Agricola eût été naturelle, de se voir délivré de cet homme vertueux. Tacite, laissant en doute si Agricola périssait ou non par le crime de Domitien, paraît exprimer ici les deux sentimens que le tyran devait éprouver, dans l’une et dans l’autre supposition, sur le sort de ce respectable citoyen : dans tous les cas, la mort d’Agricola ne pouvait qu’être agréable à ce méchant prince, en conséquence de la haine cachée qu’il nourrissait au fond de son cœur contre tant de vertus et de