Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, IV.djvu/327

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que toutes les pièces envoyées au concours avant le terme prescrit, sont lues avec l’impartialité la plus exacte, soit en entier, soit au moins fort au-delà de ce qui est nécessaire pour s’assurer de l’impossibilité de les couronner. Mais on ne doit pas s’attendre qu’après quinze ou vingt séances, les juges se rappellent en détail une foule d’ouvrages différens, la plupart condamnés sans retour dès la première lecture, et qui, en se précipitant, par une chute rapide, les uns sur les autres, s’entraînent mutuellement dans l’oubli. L’Académie promet aux concurrens la justice, mais non pas cet effort de mémoire.

Au reste, quoique la pièce de M. La Harpe ait unanimement obtenu l’avantage sur celles de ses concurrens, l’Académie reconnaît avec plaisir qu’il y a, dans plusieurs de ces pièces, de la facilité et des vers heureux. Mais elle aurait désiré moins de monotonie dans les unes, moins d’incorrection dans les autres ; ici, plus de justesse et de propriété dans l’expression ; là, des idées moins incohérentes ou moins communes ; partout plus d’images et d’harmonie ; en général, une exécution moins faible, et plus au niveau des sujets intéressans ou piquans que plusieurs auteurs ont choisis ; enfin, dans toutes les pièces, une marche moins traînante, plus soutenue et plus décidée. C’est là surtout, messieurs, et nous l’observons depuis long-temps, le défaut presque général des ouvrages de poésie qu’on nous présente pour le concours. Souvent le début est heureux, quelquefois brillant ; mais l’auteur s’égare et s’épuise bientôt, faute d’avoir devant les yeux deux mots qu’il ne devrait jamais perdre de vue, d’où viens-je, et où vais-je ? Aucun genre de poésie n’est affranchi de cette règle. L’ode même, l’Académie en atteste nos maîtres et nos modèles en ce genre, l’ode, malgré la fierté qui la caractérise, est d’autant plus astreinte à une marche ferme et prononcée, que cette marche doit être plus rapide et plus impétueuse ; car, que dirait-on de quelqu’un, qui courrait à perte d’haleine pour n’arriver nulle part ? Un poëte est semblable à un homme qui marche sur une corde tendue ; cette comparaison ne doit blesser personne, elle est d’Horace ; elle semble n’exprimer que le mérite de la difficulté vaincue ; mais peut-être exprime-t-elle encore l’obligation de ne s’écarter ni à droite ni à gauche, sous peine d’une chute malheureuse. Le versificateur novice, qui chancèle à tout moment sur sa corde, lâche ou tendue, dira que le prosateur parle bien à son aise ; mais le prosateur lui répondra par ce vers si connu :

Il se tue à rimer ; que n’écrit-il en prose !

On se plaint que la poésie est discréditée parmi nous, et on en