Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, IV.djvu/43

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philosophique, qui était bien éloigné de la dicter. Entre les mains d’un homme de génie, chaque langue se prête sans doute à tous les styles ; elle sera, selon le sujet et l’écrivain, légère ou pathétique, naïve ou sublime ; en ce sens, les langues n’ont point de caractère qui les distingue : mais si toutes sont également propres à chaque genre d’ouvrage, elles ne le sont pas également à exprimer une même idée : c’est en quoi consiste la diversité de leur génie.

Les langues, en conséquence de cette diversité, doivent avoir les unes sur les autres des avantages réciproques ; mais leurs avantages seront en général d’autant plus grands, qu’elles auront plus de variété dans les tours, de brièveté dans la construction, de licences et de richesse : cette richesse ne consiste pas à pouvoir exprimer une même idée par une abondance stérile de synonymes, mais chaque nuance d’idées par des termes différens.

De toutes les langues modernes cultivées par les gens de lettres, l’italienne est la plus variée, la plus flexible, la plus susceptible des formes qu’on veut lui donner ; aussi n’est-elle pas moins riche en bonnes traductions qu’en excellente musique vocale, qui n’est elle-même qu’une espèce de traduction. Notre langue, au contraire, est la plus sévère de toutes dans ses lois, la plus uniforme dans sa construction, la plus gênée dans sa marche. Faut-il s’étonner qu’elle soit l’écueil des traducteurs, comme elle est celui des poëtes ? Mais quel doit être l’effet de ces difficultés ? de nous faire estimer davantage nos bons auteurs, puisqu’elles n’ont pas le pouvoir de nous délivrer des médiocres.

Si les langues ont leur génie, les écrivains ont aussi le leur. Le caractère de l’original doit donc passer aussi dans la copie. C’est la règle qu’on recommande le plus, mais qu’on pratique le moins, et sur l’observation de laquelle les lecteurs même ont le plus d’indulgence. Combien de traductions, semblables à des beautés régulières sans âme et sans physionomie, représentent de la même manière les ouvrages les plus disparates ? C’est là, si on ose le dire, l’espèce de contre-sens qui fait le plus de tort à une traduction ; les autres sont passagers et se corrigent, celui-ci est continu et sans remède. Les taches qu’on peut faire disparaître en les effaçant, ne méritent presque pas ce nom ; ce ne sont point les fautes, c’est le froid qui tue les ouvrages ; ils sont presque toujours plus défectueux par les choses qui n’y sont pas, que par celles que l’auteur y a mises.

Il est d’autant plus difficile de représenter l’original dans une traduction, qu’il est souvent aisé de se méprendre à ses traits, et de ne le voir que par une face. Un écrivain, par exemple,