Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, IV.djvu/474

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chaleur et de force, celles de Julie de tendresse et de raison. Cependant il y en a quelques unes où elle me semble manquer de réserve et de modestie ; je ne voudrais pas décider si elle a tort de penser et de sentir avec autant de chaleur, mais il est contre la décence qu’elle se permette de l’exprimer. L’auteur a cru. sans doute qu’une personne aussi honnête et aussi bien née que Julie, ne devait employer aucune sorte de déguisement ; il n’a pas songé que le lecteur ne pouvait jamais se mettre assez parfaitement à la place de l’amant, pour ne pas blâmer un ton si libre ; c’est peut-être celui du véritable amour ; mais ce ton paraît affaiblir l’amour même dans la bouche d’un femme, dont il faut que l’expression, pour être tendre et vive, ait toujours l’empreinte de la modestie. A l’égard des lettres de Claire, de Wolmar et d’Édouard, je ne conçois pas comment on peut les trouver du même ton que celles des deux personnages principaux.

Les épisodes, les accessoires, les détails sur l’économie domestique, sur les plaisirs de la campagne, sur l’éducation, etc., que l’auteur a semés dans son ouvrage, me plaisent beaucoup en eux-mêmes, mais me paraissent refroidir un peu l’intérêt, parce que l’unité est pour moi la première qualité des romans : aussi quelque excellens que soient les romans anglais, je les lis avec presque autant de fatigue que de plaisir. Cependant l’intérêt, c’est-à-dire l’intérêt de la passion, m’a paru si vif dans le livre de J. J. Rousseau, que peut-être l’aurait-il été jusqu’à me faire plus de mal que de plaisir, s’il était soutenu et sans interruption ; et je le remercierais volontiers d’avoir ménagé de temps en temps quelque repos à mon âme, que les impressions vives affectent trop profondément et trop tristement.

Peut-être serait-on fondé à lui reprocher de n’avoir pas mis assez de variété dans le genre d’intérêt qu’il inspire : c’est toujours l’expression d’un sentiment vif et violent ; il l’aurait pu montrer vif et doux, et passer de l’amour effréné à l’amour tendre, de l’amour timide à l’amour heureux. Mais en vérité c’est la réflexion qui m’a fait trouver quelque chose à désirer à la manière dont j’ai été affecté ; car j’étais tellement occupé que je ne m’apercevais pas qu’il manquait un point de gradation et de variété à mon plaisir pour être parfait.

J’ai trouvé la préface mauvaise ; elle m’avait même un peu prévenu contre l’ouvrage : on voit que l’auteur ne pense pas un mot de ce qu’il dit, et qu’il serait très-fâché que son livre ne plut qu’à lui seul. Rien d’ailleurs n’est plus déplacé que des injures dites au public : il est vrai que si quelqu’un s’est jamais pu acquérir ce droit-là, c’est Rousseau, puisqu’il a pour ainsi