Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, IV.djvu/489

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objet de mon amour, toi pour qui j’ai existé quelques momens, les seuls heureux de ma vie, toi pour qui seule j’aurais dû respirer, toi pour qui je ne suis pas digne de vivre, pourquoi n’épargnerais-je pas à ton cœur la douleur de me voir traîner mes jours dans la misère et dans l’infamie ? Ce cœur que tu m’as si fidèlement conservé, lors même que je faisais tout pour le perdre, ce cœur était fait pour un autre que pour le mien ; que ma mort au moins le rende libre, et lui permette d’en choisir un plus digne de lui. Puisses-tu trouver dans la tendresse d’une âme sensible et vertueuse, le bonheur que tu mérites ! puisses-tu, en goûtant ce bonheur, te souvenir quelquefois que tu le dois à la justice que je vais me rendre ! puisses-tu, en te rappelant mes malheurs, mon repentir et ma fin, donner quelques larmes à ma mémoire ! jusques ici je ne t’en ai fait répandre que d’amères et de cruelles. Si tu dois encore en verser pour moi, que ce soit au moins de ces larmes que la vertu paisible et heureuse donne au crime puni et repentant. Mais que dis-je ! oublie, s’il est possible, et mes forfaits et ma personne, et jusqu’à mon nom : je t’ai rendue trop malheureuse de mon vivant, pour ne pas souhaiter que ton cœur oppressé respire au moins quand j’aurai cessé de vivre, et ne soit plus troublé d’un sentiment douloureux dont je serais encore le coupable objet. Puisse, hélas ! puisse au moins ce dernier vœu de mon désespoir parvenir jusqu’à toi, et te faire juger combien je suis à plaindre malgré mes crimes, puisque je désire, en expirant, d’être privé de la seule consolation qui pouvait me rester encore, l’espérance d’exister dans ton souvenir !

Et toi, Dieu vengeur, car les tourmens qui me dévorent me crient que tu existes ; si tu voulais que je les endurasse, que ne me donnais-tu la force de les souffrir ? Prends pitié de ma faiblesse et pardonne-moi si j’y succombe : tu m’es témoin que si je renonce à la vie, ce n’est point pour échapper au supplice de mes remords, c’est pour épargner de nouveaux malheurs à ce que j’aime, à celle qui a si peu mérité ceux que je lui ai déjà fait souffrir. Être éternel que j’ai trop long-temps offensé, tendresse conjugale que j’ai outragée ; et vous hommes mes semblables, dont j’ai encouru l’exécration et le mépris, recevez le sacrifice que je vous fais d’une vie dont je ne pourrais que profaner l’usage : si j’ai vécu digne d’horreur, que je meure au moins digne de regrets. Puissent tous ceux qui à l’avenir imiteront mes désordres, imiter aussi la manière dont je m’en punis, et qu’on lise un jour sur mon tombeau : Ce n’est qu’en se donnant la mort qu’il s’est montré digne de vivre. (Il avale le poison.)