Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, IV.djvu/52

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mes fautes, mais de m’offrir en même temps le moyen de les corriger quand ils les auront aperçues. De toutes les injustices dont les traducteurs ont droit de se plaindre et dont j’ai déjà marqué plusieurs, la principale est la manière dont on a coutume de les censurer. Je ne parle point des critiques vagues, ineptes, infidèles, qui ne méritent aucune attention ; je parle d’une censure qui serait motivée, et même équitable en apparence, et je dis qu’en matière de traduction, elle ne suffirait pas. On peut juger un ouvrage libre, en se bornant à exposer dans une critique raisonnée les défauts qu’on y aperçoit ; parce que l’auteur était le maître de son plan, de ce qu’il devait dire, et de la manière de le dire : mais le traducteur est dans un état forcé sur tous ces points, obligé de marcher sans cesse dans un chemin étroit et glissant qui n’est pas de son choix, et quelquefois de se jeter à côté pour éviter le précipice. Ainsi, pour le critiquer avec justice, il ne suffit pas de montrer qu’il est tombé dans quelque faute, il faut le convaincre qu’il pouvait faire mieux ou aussi bien sans y tomber. En vain lui reprochera-t-on que sa traduction manque d’une justesse rigoureuse, si on ne lui fait voir qu’il pouvait conserver cette justesse sans rien perdre du côté de l’agrément ; en vain prétendra-t-on qu’il n’a pas rendu toute l’idée de son auteur, si on ne lui prouve qu’il le pouvait sans rendre la copie faible et languissante ; en vain accusera-t-on sa traduction d’être trop hardie, si on n’y en substitue une autre plus naturelle et aussi énergique. Corriger les taches d’un auteur est un mérite dans le critique ordinaire ; c’est un devoir dans le censeur d’une traduction. Il ne faut donc pas s’étonner, si dans ce genre d’écrire, comme dans tous les autres, les bonnes critiques sont encore plus rares que les bons ouvrages. Et comment ne le seraient-elles pas ? la satire est si commode ! le commun des lecteurs la dispense même d’être fine. C’est en littérature une ressource assurée, je ne dis pas pour être estimé, mais pour être lu.