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Éloge de Lepidus.

Je vois dans ces temps funestes Lepidus accrédité, quoique sage. Il fit souvent adoucir les arrêts cruels dictés par la flatterie ; cependant il se conduisait avec prudence, car il fut toujours aimé et considéré de Tibère : ce qui me porte à douter si la faveur ou l’aversion des princes dépend, comme tout le reste, de la destinée et du sort ; ou si la conduite y contribue, et s’il est possible de marcher, sans ambition comme sans péril, entre la révolte déclarée et la basse adulation.

Réflexions Sur Tibère et sur son règne.

Tant d’exécutions affligeantes firent un moment place à la joie. C. Cominius, chevalier romain, convaincu de chansons (71) contre Tibère, obtint sa grâce par les prières de son frère qui était sénateur. Aussi s’étonnait-on que l’empereur, connaissant le prix de la clémence et la gloire qui la suit, préférât d’être cruel : car ce n’était parle discernement qui lui manquait ; et il est toujours aisé aux souverains de juger si on les loue sincèrement ou avec une satisfaction simulée. D’ailleurs Tibère lui-même, dont les discours étaient pour l’ordinaire étudiés et comme à la gêne (72), s’énonçait avec plus d’aisance et de promptitude quand il parlait pour quelqu’un.

La plupart des choses que j’ai rapportées ou que je rapporterai, paraîtront sans doute petites et peu dignes d’être connues ; mais il ne faut pas comparer ces annales aux anciennes histoires du peuple romain. Leurs auteurs racontaient avec liberté des guerres importantes, des villes soumises, des rois vaincus et prisonniers ; ils montraient de même l’intérieur de l’État, les dissensions des consuls et des tribuns, les lois pour le partage des terres et blés, les débats du peuple et des grands. Notre carrière étroite et sans gloire n’offre qu’une paix constante ou peu troublée, Rome dans un état triste, et un prince peu jaloux d’étendre l’Empire. Il n’est pourtant pas inutile d’examiner ces causes légères en apparence, qui font souvent naître les plus grands événemens.

Les États sont gouvernés ou par le peuple, ou par les grands, ou par un roi. Un gouvernement mêlé et formé de ceux-ci, est plus louable que possible, ou du moins est peu durable. Autrefois, quand le peuple ou le sénat étaient puissans, il fallait connaître le caractère de la multitude et le moyen d’en manier les esprits ; ceux qui avaient étudié le génie du sénat et des grands passaient pour habiles et sages : aujourd’hui que le gouvernement est changé et dépend d’un seul (73), il est bon d’ap-