Page:Daire - Économistes financiers du XVIIIe siècle, 1843.djvu/418

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qu'une idée confuse du détail, qui ne s'apprend que par la pratique, c'est-à-dire la vie privée, ce qui est bien éloigné de leur situation, ils ignorent tout à fait que qui que ce soit ne peut payer un sou, ni de tribut ni d'autres redevances, que par la vente des denrées qu'il possède ; et qu'ainsi la demande d'argent a des limites de rigueur, données par la nature, qui ne peuvent être violées sans produire un monstre effroyable.

En effet, si le manque de succès s'en tenait à un simple refus, on pourrait dire qu'il n'y aurait que du temps et du papier perdus ; mais il s'en faut beaucoup que les choses en demeurent là ; l'impossibilité morale et naturelle, qui n'arrête pas ceux qui sont chargés de pareilles exactions, force la nature pour se faire obéir ; et les préciputs qui doivent être pris avant le tribut, et même toutes sortes d'exigences, savoir les frais de la culture, sont d'abord immolés, ainsi que les ustensiles et instruments pour y parvenir ; et la certitude où cela met d'un abandon de toute la terre à l'avenir, c'est-à-dire mille de perte pour un de profit, n'est d'aucune considération pour des gens en qui domine l'intérêt du moment présent, soit qu'ils soient poussés par la nécessité pareille d'agir de la sorte, faute de quoi ils seraient sujets eux-mêmes à pareil dommage, ce qui n'est que trop connu, ou soit que leur fortune singulière ne leur soit promise qu'à ce prix, ce qui est pareillement fort ordinaire ; enfin, dans l'un ou l'autre cas l'intérêt, dis-je, de ce moment acheté à si haut prix aux dépens du bien public, prévaut à toutes ces suites funestes, quelque nombreuses et quelque effroyables qu'elles soient, qui sont inséparables de cette conduite. Et puis, quand tous ces moyens sont à bout, un homme est criminel parce qu'il n'a pu faire l'impossible et donner ce qu'il n'a point ; on le traîne en prison, et on l'y tient des mois entiers par un surcroît de perte de biens, savoir celle de son temps et de son travail, qui est son unique revenu, ainsi que celui de l'État et du prince.

Voilà le beau ménage de l'argent dans les tributs, qui ne diffère guère, s'il ne le surpasse, celui des brigands, puisqu'au moins dans ce dernier, ce qui est enlevé de force demeure dans l'État, et qu'il n'y a que la justice de blessée, au lieu que, dans l'autre manière, le tout est anéanti.

En quoi le prince et les personnes mêmes, qui, sur deux cents setiers de récoltes, n'en veulent payer que quatre, pour laisser contribuer un misérable de trente sur vingt, prennent tout à fait le change, bâtissant absolument leur ruine, comme on fera voir, dans un chapitre particulier des véritables richesses, où l'on montrera que ces personnes puissantes y auraient gagné si elles avaient voulu contribuer aux impôts de cinquante setiers sur les deux cents mentionnés, et feront même un profit considérable quand elles en voudront user de la sorte et ne pas abîmer un malheureux dont le maintien fait l'opulence des riches, quoique ce soit la chose qu'ils conçoivent le moins, qu'il ne peut être détruit sans rendre sa perte commune à tout l'État.

Dans les impôts qu'on tire sur les liqueurs dans certains États, l'argent sert de manteau pour le moins à d'aussi grandes absurdités ; sous cette couverture, on suppose et on exige l'impossible, sans que les suites funestes d'une pareille conduite puissent presque jamais faire revenir les auteurs de démarches effroyables.

On pense tranquillement, en cet article de liqueurs, que l'argent croît dans une vigne ou dans la futaille, et non pas que l'on ne peut recouvrer ce métal que par la vente de cette denrée, vente qui est loin encore de représenter un bénéfice jusqu'à concurrence de tout ce que produit la nature, puisque sur le prix qui en provient, il y en a une partie qu'on doit regarder comme sacrée, et sur laquelle on ne saurait rien prendre sans crime savoir celle qu'il a fallu pour couvrir les frais sans lesquels il n'y aurait rien du tout pour qui que ce soit au monde.

Il faut bien que cela soit, encore une fois, et que l'on suppose ce prodige, quand on demande tranquillement et sans prétendre déroger aux lois de la sagesse,