Page:Daire - Économistes financiers du XVIIIe siècle, 1843.djvu/429

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

Ce n'est point assurément par la faute de la nature, qui a fait plus que son devoir ; c'est parce que non-seulement on ne s'en est pas rapporté à ses opérations, mais que même on les a combattues à toute outrance. On a regardé ses présents comme du fumier ; l'idée et l'usage criminel qu'on s'est fait de l'argent est cause qu'on lui a sacrifié pour cent fois autant de denrées les plus nécessaires à la vie que l'on recevait de ce fatal métal, qui, n'étant introduit (ainsi qu'on a marqué) que pour faciliter le commerce et l'échange, est devenu le bourreau de toutes choses, parce qu'aucune n'a le pouvoir comme lui de servir et de couvrir les crimes, soit en acquérant ou en dépensant.

Cet état de misère ayant donc fait un Dieu de ce qui n'était qu'un esclave dans la situation contraire, savoir dans la richesse, il faut voir avec quelle tyrannie il exerce sa puissance, et quel honteux hommage il fait rendre à sa divinité.

Premièrement, il lui faut faire satisfaction du passé, et l'outrage qu'il prétend avoir reçu de la concurrence, et même de la préférence que l'on avait donnée à un morceau de papier et même à la simple parole, sur un métal si précieux, doit être solennellement expié par le feu, où tous ses concurrents doivent être jetés à fort peu près, avec promesse de ne s'en plus servir à l'avenir. Ceci n'est point un jeu, mais une vérité certaine, connue de tous les négociants.

L'âme qui vivifie ces billets ou cet argent en papier, est la solvabilité connue du tireur qui ne roule absolument que sur la valeur courante de ce qu'il possède, soit meubles ou immeubles : or, l'un et l'autre étant écrasés à tous moments par des coups inopinés, non-seulement cette monnaie qui faisait vingt et trente fois plus de commerce que l'argent, est mise au billon, mais même toutes les fabriques en sont anéanties, et il faut de ce métal en personne partout, ou bien c'est une nécessité de périr.

On peut bien supposer qu'une si grande survenue de fonctions à une chose qui était auparavant presque entièrement inutile, au moins pour la subsistance honnête et nécessaire de la vie, la met en état de se bien faire valoir, et de ne passer entre les mains de qui que ce soit qu'à bonnes enseignes.

C'est aussi à quoi l'argent ne manque pas, au lieu que précédemment il ne trouvait personne qui voulût de son service pour plus que pour ses dépens, non-seulement il se fait doubler et tripler ses appointements antérieurs, mais même il veut souvent avoir tout le vaillant d'un homme pour entrer chez lui, bien que quelque temps auparavant il se fût cru très redevable de n'avoir que le simple couvert. Or, cette hausse de gages ou intérêts effroyables est la mort et la ruine d'un l'État, comme elle le serait d'un particulier, n'y ayant nulle différence, quoique nul homme n'y fasse réflexion.

Dans les temps d'opulence, il n'était pas sitôt admis en un lieu que l'on songeait à l'en déloger : et il était accoutumé, sans s'étonner, à faire quelquefois plus de cent logis dans une même journée, c'est-à-dire cent fois autant de consommation, et par conséquent de revenu, qu'il en produit dans les temps de misère ; sans parler de ses consorts, savoir le papier et le crédit qui en faisaient vingt fois plus que lui, et qui perdent leur vertu du moment qu'il n'y a plus que l'argent qui en ait ; cependant on a l'aveuglement de publier, contre vérité, qu'il n'y a plus d'espèces.

Mais dans l'autre situation, il marche à pas de tortue, et la grande survenue de besogne ne sert qu'à le faire aller plus lentement, devenant paralytique partout où il met le pied, et il faut des machines épouvantables pour l'en déloger, et encore le plus souvent c'est peine et temps perdus.

Mille raisons, dont la moindre autrefois aurait été suffisante pour le faire mettre dehors, sont inutiles, le plus souvent, pour en obtenir le moindre mouvement ; ce qui ne diffère guère d'une banqueroute générale, mettant tout le monde sur le qui vive, et faisant prendre à toute heure des lettres d'atermoiement.