Page:Dante - La Divine Comédie, trad. Lamennais, 1910.djvu/179

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l’air, et tu verras, devant nous, des gens assis le long du rocher.

Lors, plus qu’auparavant j’ouvris les yeux ; je regardai autour de moi, et je vis des ombres revêtues de manteaux de la couleur de la pierre. Quand nous fûmes un peu plus avant, j’ouïs crier : « Marie, prie pour nous ! » crier. « Michel, et Pierre, et tous les saints ! » Je ne crois pas que sur la terre il y ait homme si dur, que ne touchât de compassion ce que je vis ensuite. Pour moi, lorsque je fus assez près pour que mes yeux discernassent clairement leur état, je fus saisi d’une profonde douleur. D’un grossier cilice ils me paraissaient couverts ; chacun d’eux de l’épaule s’appuyait contre un autre, et tous contre le rocher s’appuyaient. Ainsi les pauvres aveugles aux pardons [1] se tiennent pour mendier leur vie, l’un sur l’autre penchant la tête, parce que la pitié s’excite, non seulement par le son des paroles, mais aussi par la vue, qui ne sollicite pas moins. Et comme aux aveugles n’arrive point le soleil, ainsi aux ombres dont je parlais tout à l’heure, ne se donne point la lumière du jour, toutes ayant la paupière percée et cousue avec un fil de fer, comme il se fait à l’épervier sauvage, pour qu’il demeure en repos.

Ce me semblait de ma part une offense, que de m’en aller voyant autrui sans être vu : par quoi je me tournai vers mon sage Conseil. Bien savait-il ce que le muet voulait dire ; aussi, sans attendre ma demande, il me dit : « Parle, et sois bref et net. »

Virgile venait près de moi, du coté de la corniche où l’on peut tomber, parce qu’aucun parapet ne la borde : de l’autre côté étaient les pieuses ombres, que tellement tourmentait l’horrible couture, que de pleurs elles baignaient leurs joues. Je me tournai vers elles, et je commençai : — O âmes sûres de voir la lumière d’en haut, seul objet de votre désir ! Que bientôt de votre conscience la grâce nettoie l’écume, de sorte qu’en elle descende, limpide, le fleuve de l’esprit [2] ! Dites-moi (ce me sera une faveur précieuse) si

  1. Les pardons sont des fêtes religieuses où se gagnent des indulgences. Ce mot est encore usité dans ce sens dans plusieurs provinces.
  2. Les pensées, les désirs, les affections, les volontés, lesquelles ont leur source dans l’esprit.