Page:Dante - La Divine Comédie, trad. Lamennais, 1910.djvu/53

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ne détourna ses yeux effrontés, perte de tous, et des cours le vice, enflamma contre moi toutes les âmes, et ceux qu’elle enflammait enflammèrent tellement Auguste, que les joyeux honneurs se changèrent en un triste deuil. Mon âme indignée, croyant en mourant fuir le mépris, me rendit injuste contre moi juste. Par les nouvelles racines de ce bois, je vous jure que jamais je ne violai la foi à mon seigneur, qui d’honneur fut si digne. Et si l’un de vous retourne dans le monde, qu’il relève ma mémoire, encore abattue du coup que lui porta l’envie. »

Il se tut, et le Poète attendit un peu, puis il me dit : « Ne perds pas de temps, mais parle et interroge-le, si plus tu désires savoir. Et moi à lui : — Demande-lui encore ce que tu croiras devoir m’agréer ; je ne le pourrais moi-même, tant mon cœur est ému de pitié. Il recommença donc : « Si celui-ci libéralement t’accorde ta prière, esprit emprisonné, qu’il te plaise aussi de nous dire comment l’âme est liée à ces arbres noueux ; et, si tu le peux, dis-nous si quelqu’un jamais se dégage de tels membres. »

Alors fortement souffla le tronc, puis le souffle se changea en cette voix : « Brièvement il vous sera répondu. Lorsque l’âme féroce quitte le corps dont elle s’est elle-même arrachée, Minos l’envoie à la septième bouche ; elle tombe dans la forêt, non en un lieu choisi, mais où le hasard la jette : là elle germe comme un grain d’épeautre ; s’élevant, elle devient une tige et un arbre silvestre. Les Harpies, se repaissant de ses feuilles, ouvrent un passage à la douleur qu’elles lui font ressentir [1]. Comme les autres nous viendrons rechercher nos dépouilles, mais cependant aucun ne les revêtira ; car il n’est pas juste que l’homme recouvre ce que lui-même il s’est ravi. Ici nous les traînerons, et dans la lugubre forêt nos corps seront suspendus, chacun au tronc de son ombre tourmentée. »

Nous demeurions attentifs, croyant qu’il voulait dire autre chose, quand nous surprit un bruit semblable au fracas des bêtes et des branches qu’entend celui qui voit venir le sanglier et la meute qui le suit. Et voilà qu’apparaissent, vers

  1. Lorsqu’on brise un de leurs rameaux, ces malheureux ressentent une douleur qui leur arrache des cris, lesquels sortent par l’ouverture du rameau brisé.