Page:Dante - La Divine Comédie, trad. Lamennais, 1910.djvu/95

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cuisses, entre lesquelles il darda la queue, la ramenant par derrière en haut sur les reins. Jamais lierre ne serra si étroitement un arbre, qu’aux membres de l’autre l’horrible bête enlaça les siens. Puis ils se collèrent comme s’ils eussent été de cire fondue, et leurs couleurs se mélangèrent : déjà de l’un et de l’autre l’apparence était incertaine : Comme, exposé au feu, le papier prend au-dessus une teinte brune ; il n’est pas noir encore, et le blanc meurt. Les deux autres les regardaient, et chacun d’eux criait : « Oh ! Agnel [1], comme tu changes ! Vois, déjà tu n’es ni deux ni un. »

Les deux têtes n’en faisaient plus qu’une, lorsqu’y apparurent deux figures mêlées sur une face devenue celle des deux perdus [2]. De quatre pièces se firent les deux bras ; les cuisses avec les jambes, le ventre et le buste, devinrent des membres qu’on vit jamais. Tout avait là dépouillé son premier aspect ; la forme transmuée était celle de deux et n’était celle d’aucun, et telle elle s’en allait à pas lents.

Comme, sous l’ardeur des jours caniculaires, le lézard, changeant de haie, traverse, pareil à l’éclair, le chemin, ainsi, s’élançant vers le ventre des deux autres, paraissait un petit serpent irrité, livide et noir comme un grain de poivre. A l’un d’eux il piqua cette partie [3] par où nous prenons notre première nourriture, puis tomba étendu devant lui. Le piqué le regarda, et ne dit rien ; mais, s’arrêtant, il se roidissait sur ses pieds, il bâillait comme si le sommeil ou la fièvre l’eût assailli. Il regardait le serpent, et le serpent lui : l’un fortement fumait par la plaie, l’autre par la bouche, et les fumées se rencontraient. Que désormais Lucain se taise, qu’il ne parle plus du malheureux Sabellus et de Nasidius [4], et qu’il écoute ce qu’à présent je

  1. Agnello Brunelleschi, Florentin.
  2. L’homme et le démon sous la forme de serpent, tombés tous deux, perdus tous deux. On peut aussi entendre que les deux formes se confondaient, se perdaient l’une dans l’autre.
  3. Le nombril.
  4. C’était deux soldats de Caton, lesquels, traversant la Libye, furent piqués par des serpents venimeux. Sabellus, intérieurement brûlé par le poison, tomba en cendres ; Nasidius enfla tellement, que sa peau se rompit. (Pharsale, liv. IX.)