Page:Darien - L’Épaulette, Fasquelle, 1905.djvu/15

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afin d’échapper aux boulets français commençaient à sortir de l’eau ; nous les tuâmes sans miséricorde. Après quoi, ayant mis pied à terre, nous descendîmes sur la berge pour attendre les autres qui approchaient en grand nombre, portés par les eaux du fleuve. Et quand ils touchaient le rivage et cherchaient à saisir, pour se hisser sur le sol, des touffes d’herbes et des branches d’arbustes, nous, à grands coups de sabre — nous coupions les mains !

Depuis avant-hier je n’ai pas cessé de voir ce que j’ai perçu, ainsi qu’à la lueur d’un éclair, au récit du colonel : les lames des dragons s’abattant sur les poignets qu’elles tranchent ; les yeux révulsés des nageurs, blancs dans les faces ou la bouche qu’ouvre un cri suprême n’est plus qu’un grand trou noir ; les corps, les têtes disparaissant sous les flots, au-dessus desquels, un instant, s’agitent des moignons écarlates ; les eaux du fleuve, dans la pâleur froide du crépuscule, rougies comme par les rayons d’un invisible soleil ; et gisant sur la berge, fermées, ouvertes, ou bien agrippées aux branches, crispées aux herbes, désespérées et blêmes, frangées d’éclats de chairs et de caillots sanglants — des mains, des mains…

Ah ! c’était une fameuse histoire, pour sûr ! Et j’ai obligé M. Gabarrot à me la répéter trois fois.



Et aujourd’hui, on m’apprend que le colonel va mourir. Avec mon père et ma mère, je vais lui faire une dernière visite.

Il est assis devant le feu dans son grand fauteuil, une couverture sur les genoux ; il n’a pas voulu se coucher, disant qu’il n’était pas assez malade pour ça. Je le regarde attentivement pour voir quelle figure ont les hommes qui vont mourir. Leur figure n’a rien d’extraordinaire ; elle