Page:Darien - L’Épaulette, Fasquelle, 1905.djvu/363

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

il passe lentement devant les wagons, et je remarque sur sa face une expression de gravité qui me surprend un peu. Au passage, M. Issacar échange quelques paroles avec moi ; on dirait qu’il cherche à faire vibrer l’autorité dans sa voix. Pourquoi se donne-t-il ces airs importants ? Je n’aime pas les gens qui se prennent si fort au sérieux.

Mais le train s’ébranle, et d’autres préoccupations s’emparent de moi. Je ne pense plus qu’à l’Ennemi.



L’Ennemi. Une face émaciée, blafarde, lasse, tellement fatiguée ; une face aux joues creuses, à la bouche tordue par un douloureux rictus, aux yeux éteints, comme noyés ; une face que la misère a serré dans son étau, très fort, et sur laquelle la faim a frappé à petits coups, très longtemps. Et cette face sur des corps d’hommes que ronge l’alcool, que mine le travail bestial ; sur des corps de femmes dont la misérable anatomie se dissimule sous des haillons ; sur des corps d’enfants qu’alourdit et courbe vers la terre hostile le pressentiment de la vie. La chiourme productive. Voilà l’ennemi que doit tenir en échec la chiourme soldatesque.

C’est pour assurer l’ordre que nous avons été envoyés de Navesnes à Courmies. Il paraît que les serfs de l’usine ont menacé de chômer demain vendredi, 1er mai, fête du travail. Les patrons se sont immédiatement solidarisés et se sont engagés à renvoyer tous les ouvriers qui ne se présenteraient pas à l’atelier le 1er mai. Là-dessus, une certaine agitation s’est produite. Le maire, effrayé, a écrit au sous-préfet pour demander des troupes ; et le sous-préfet, au lieu d’intervenir auprès des industriels, a envoyé des soldats. Notre arrivée a été accueillie par quelques démonstrations hostiles, mais sans grande importance ; les gens du pays, nous le savons, sont d’un