Page:Darien - L’Épaulette, Fasquelle, 1905.djvu/475

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Un nom que le mercanti prononce par hasard excite ma curiosité. Estelleville. Qu’est-ce que c’est que ça, Estelleville ? C’est un village, pas très loin, qui fut fondé après 1870 par des Alsaciens… Et toute une histoire très vieille, l’histoire de cette colonie d’émigrants alsaciens que Raubvogel créa en Algérie, me revient en mémoire. Dans l’après-midi, je me décide à pousser jusqu’à Estelleville. À peine un hameau ; quelques misérables masures autour d’un puits à l’eau saumâtre, des ruines, un immense cimetière. Quatre ou cinq familles, au type et à l’accent alsacien, vivent là. Un vieux se rappelle M. Raubvogel qui était, croit-il se souvenir, un ministre, et qui leur avait fait de belles promesses ; mais on n’a jamais connu que la misère, à Estelleville ; l’endroit n’est pas sain, non plus ; et le vieux étend la main dans la direction du cimetière. D’ailleurs, ces pauvres gens ne se plaignent point ; ils semblent trop abrutis pour ça ; ils regrettent seulement de ne pas être restés en Alsace, de ne pas être devenus Allemands.

Le soir venu, le mercanti m’annonce que Fermaille trouvera moyen de s’échapper du camp, et que nous pouvons nous attendre à le voir arriver vers minuit. Il n’est pas beaucoup plus tard, en effet, lorsque nous entendons frapper timidement à la porte de la maison. Le mercanti va ouvrir, et revient avec un homme vêtu du costume pénitentiaire mais que, malgré son crâne complètement rasé, je reconnais immédiatement. C’est Fermaille. Lui aussi me reconnaît, et son trouble devient extrême ; il craint un piège, évidemment. J’ai beaucoup de peine à le rassurer, à le convaincre que je ne désire que son évasion. Il risque quelques objections ; il hésite à fuir le bagne ; c’est comme s’il craignait de faire tort à l’État de sa personne. Il persiste, malgré tout ce que je peux dire, à m’appeler continuellement : « Mon capitaine. » C’est avec le plus grand mal que nous le décidons à