Page:Darwin - La Descendance de l’homme, 1881.djvu/155

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L’homme, ne pouvant s’opposer à ce que ses anciennes impressions traversent sans cesse son esprit, est contraint de comparer ses impressions plus faibles, la faim passée, la vengeance satisfaite, ou le danger évité aux dépens d’autres hommes, par exemple, avec ses instincts de sympathie et de bienveillance pour ses semblables, instincts qui sont toujours présents et, dans une certaine mesure, toujours actifs dans son esprit. Il comprend alors qu’un instinct plus fort a cédé à un autre qui lui semble maintenant relativement faible, et il éprouve inévitablement ce sentiment de regret auquel l’homme est sujet, comme tout autre animal, dés qu’il refuse d’obéir à un instinct.

Le cas de l’hirondelle, que nous avons cité plus haut, fournit un exemple d’ordre inverse, celui d’un instinct temporaire, mais très énergique dans le moment, qui l’emporte sur un autre instinct qui est habituellement prépondérant sur tous les autres. Lorsque la saison est arrivée, ces oiseaux paraissent tout le jour préoccupés du désir d’émigrer ; leurs habitudes changent ; ils s’agitent, deviennent bruyants et se rassemblent en troupe. Tant que l’oiseau femelle nourrit ou couve ses petits, l’instinct maternel est probablement plus fort que celui de la migration ; mais c’est l’instinct le plus tenace qui l’emporte, et, enfin, dans un moment où ses petits ne sont pas sous ses yeux, elle prend son vol et les abandonne. Arrivé à la fin de son long voyage, l’instinct migrateur cessant d’agir, quel remords ne ressentirait pas l’oiseau, si, doué d’une grande activité mentale, il ne pouvait s’empêcher de voir repasser constamment dans son esprit l’image de ses petits, qu’il a laissés dans le Nord périr de faim et de froid ?

    énergique même qu’aucun autre. On a défini l’envie, la haine qu’on ressent pour un autre à cause de ses succès ou d’une suprématie quelconque qu’il exerce ; Bacon dit (Essay IX) : « L’envie est la plus importune et la plus continue de toutes les affections. » Les chiens sont très portés à haïr les hommes et les chiens qu’ils ne connaissent pas, surtout s’ils vivent dans le voisinage et appartiennent à une autre famille, à une autre tribu ou à un autre clan. Ce sentiment semble donc être inné et est certainement très persistant. Il paraît être, en un mot, le complément et l’inverse du vrai instinct social. Les sauvages éprouvent un sentiment analogue. On comprend donc facilement que le sauvage puisse appliquer ce sentiment à un membre de la même tribu au cas où ce dernier lui a causé quelque préjudice et est devenu son ennemi. Il n’est guère probable, d’ailleurs, que la conscience primitive ait reproché à l’homme d’avoir attaqué son ennemi, elle lui aurait plutôt reproché peut-être de ne s’être pas vengé. Faire le bien pour le mal, aimer son ennemi, constitue un développement de la morale que nos instincts sociaux seuls ne nous auraient probablement jamais fait atteindre. Il faut, pour que ces principes admirables aient pris naissance et qu’ils soient devenus assez puissants pour que nous leur obéissions, que les instincts sociaux et la sympathie aient été très cultivés outre la raison, l’instruction, l’amour ou la crainte de Dieu.