Page:Darwin - La Descendance de l’homme, 1881.djvu/165

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plupart d’entre nous ont ressentie, même après un long intervalle d’années, en nous rappelant quelque infraction accidentelle faite à une règle insignifiante mais établie de l’étiquette. Le jugement de la communauté se laisse généralement guider par quelque grossière expérience de ce qui, à la longue, est le plus utile à l’intérêt de tous les membres ; mais l’ignorance et la faiblesse du raisonnement contribuent souvent à fausser le jugement de la masse. Il en résulte que des coutumes et des superstitions étranges, en opposition complète avec la vraie prospérité et le véritable bonheur de l’humanité, sont devenues toutes-puissantes dans le monde entier. Nous en voyons des exemples dans l’horreur que ressent l’Hindou qui perd sa caste, et dans une foule d’autres cas. Il serait difficile de distinguer entre le remords éprouvé par l’Hindou qui a mangé des aliments impurs, et le remords que lui causerait un vol ; mais il est probable que le premier serait le plus poignant.

Nous ne connaissons pas l’origine de tant d’absurdes règles de conduite, de tant de croyances religieuses ridicules ; nous ne savons pas comment il se fait qu’elles aient pu, dans toutes les parties du globe, s’implanter si profondément dans l’esprit de l’homme ; mais il est à remarquer qu’une croyance constamment inculquée pendant les premières années de la vie, alors que le cerveau est susceptible de vives impressions, paraît acquérir presque la nature d’un instinct. Or la véritable essence d’un instinct est d’être suivi indépendamment de la raison. Nous ne pouvons pas non plus dire pourquoi quelques tribus sauvages estiment plus que d’autres certaines vertus admirables, telles que l’amour de la vérité[1] ; nous ne pouvons pas plus expliquer, d’ailleurs, pourquoi on retrouve des différences semblables même parmi les nations civilisées. Ce qui est certain, c’est que ces coutumes, ces superstitions étranges, se sont solidement implantées dans l’esprit humain y a-t-il donc alors lieu de s’étonner que les vertus personnelles, basées qu’elles sont sur la raison, nous paraissent maintenant si naturelles, que nous les regardions comme innées, bien que l’homme à l’état primitif n’en fît aucun cas ?

Malgré de nombreuses causes de doute, l’homme peut d’ordinaire distinguer facilement entre les règles morales supérieures et les règles morales inférieures. Les premières, basées sur les instincts sociaux, ont trait à la prospérité des autres ; elles s’appuient sur l’approbation de nos semblables et sur la raison. Les règles

  1. M. Wallace cite d’excellents exemples dans Scientific opinion, 15 sept. 1869 ainsi que dans Contributions to the theory of natural Selection, 1870, p. 353.