Page:Darwin - La Descendance de l’homme, 1881.djvu/167

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

son opinion sur le sens moral. Il s’exprime en ces termes[1] : « Je crois que les expériences d’utilité organisées et consolidées à travers toutes les générations passées de la race humaine ont produit des modifications correspondantes qu’une transmission et une accumulation continuelles ont transformées chez nous en certaines facultés d’intuition morale, — en certaines émotions répondant à une conduite juste ou fausse et qui n’ont aucune base apparente dans les expériences d’utilité individuelle. » Il n’y a pas, ce me semble, la moindre improbabilité inhérente à ce que les tendances vertueuses soient plus ou moins complètement héréditaires ; car, sans mentionner les habitudes et les caractères variés que se transmettent un grand nombre de nos animaux domestiques, je pourrais citer nombre de cas prouvant que le goût du vol et la tendance au mensonge paraissent exister dans des familles occupant une position très élevée ; or, comme le vol est un crime fort rare chez les classes riches, il est difficile d’expliquer par une coïncidence accidentelle la manifestation de la même tendance chez deux ou trois membres d’une même famille. Si les mauvaises tendances sont transmissibles, il est probable qu’il en est de même des bonnes. Tous ceux qui ont souffert de maladies chroniques de l’estomac ou du foie savent que l’état du corps en affectant le cerveau exerce la plus grande influence sur les tendances morales. On sait aussi que l’un des premiers symptômes d’un dérangement des facultés mentales est la perversion ou la destruction du sens moral[2] ; or, on sait que la folie est certainement souvent héréditaire. Le principe de la transmission des tendances morales peut seul nous permettre d’expliquer les différences qu’on croit exister, sous ce rapport, entre les diverses races de l’humanité.

Notre impulsion primordiale vers la vertu, impulsion provenant directement des instincts sociaux, recevrait un concours puissant de la transmission héréditaire, même partielle, des tendances vertueuses. Si nous admettons un instant que les tendances vertueuses sont héréditaires, il semble probable que, au moins dans les cas de chasteté, de tempérance, de compassion pour les animaux, etc., elles s’impriment d’abord dans l’organisation mentale par l’habitude, par l’instruction et par l’exemple soutenus pendant plusieurs générations dans une même famille ; puis, d’une manière accessoire, par le fait que les individus doués de ces vertus ont le mieux réussi dans la lutte pour l’existence. Si j’éprouve quelque

  1. Lettre à M. Mill, dans Mental and Moral Science, de Bain, 1868, p. 722.
  2. Maudsley, Body and Mind, 1870, p. 60.