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LA TERRE DE FEU.

leur tribu ; mais d’autres paroles obscures me firent douter de cette explication. J’en suis presque arrivé à la conclusion que ce qu’ils appellent hommes sauvages ce sont les fous.

Les différentes tribus n’ont ni gouvernement ni chef. Chacune d’elles cependant est entourée par d’autres tribus hostiles, parlant des dialectes différents. Elles sont séparées les unes des autres par un territoire neutre qui reste absolument désert ; la principale cause de leurs guerres perpétuelles paraît être la difficulté qu’ils éprouvent à se procurer des aliments. Le pays entier n’est qu’une énorme masse de rochers sauvages, de collines élevées, de forêts inutiles, le tout enveloppé de brouillards perpétuels et tourmenté de tempêtes incessantes. La terre habitable se compose uniquement des pierres du rivage. Pour trouver leur nourriture, ils sont forcés d’errer toujours de place en place, et la côte est si escarpée, qu’ils ne peuvent changer leur domicile qu’au moyen de leurs misérables canots. Ils ne peuvent pas connaître les douceurs du foyer domestique et encore moins celles de l’affection conjugale, car l’homme n’est que le maître brutal de sa femme ou plutôt de son esclave. Quel acte plus horrible a jamais été accompli que celui dont Byron a été témoin sur la côte occidentale ? il vit une malheureuse mère ramasser le cadavre sanglant de son enfant que son mari avait broyé sur les rochers, parce que l’enfant avait renversé un panier plein d’œufs de mer ! Qu’y a-t-il, d’ailleurs, dans leur existence qui puisse mettre en jeu de hautes facultés intellectuelles ? Qu’ont-ils besoin d’imagination, de raison ou de jugement ? Ils n’ont, en effet, rien à imaginer, à comparer, à décider. Pour détacher un lépas du rocher il n’est même pas besoin d’employer la ruse, cette faculté la plus infime de l’esprit. On peut, en quelque sorte, comparer leurs quelques facultés à l’instinct des animaux, ces facultés en effet ne profitant pas de l’expérience. Le canot, leur production la plus ingénieuse, toute primitive qu’elle est, n’a fait aucun progrès pendant les derniers deux cent cinquante ans ; nous n’avons qu’à ouvrir les relations du voyage de Drake pour nous en convaincre.

Quand on voit ces sauvages, la première question qu’on se fait est celle-ci : D’où viennent-ils ? Qui peut avoir décidé, qui a pu forcer une tribu d’hommes à quitter les belles régions du Nord, à suivre la Cordillère, cette épine dorsale de l’Amérique, à inventer et à construire des canots que n’emploient ni les tribus du Chili ni celles du Pérou, ni celles du Brésil, et, enfin, à aller habiter un