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LE GÉNÉRAL ROSAS.

poussée à l’excès. Un de ses bouffons (il en a deux auprès de sa personne, comme les anciens barons), me raconta à ce sujet l’anecdote suivante : « Un jour je désirais entendre un certain morceau de musique, j’allai donc trouver le général deux ou trois fois pour lui demander de le faire jouer. La première fois, il me répondit : « Laisse-moi tranquille, je suis occupé. » J’allai le trouver une seconde fois et il me dit : « Si tu reviens encore, je te ferai punir. » J’y retournai une troisième fois et il se mit à rire. Je m’élançai hors de sa tente, mais il était trop tard ; il ordonna à deux soldats de me saisir et de m’attacher aux poteaux. Je demandai grâce en invoquant tous les saints du paradis, mais il ne voulut pas me pardonner ; — quand le général rit, il n’épargne personne. » Le pauvre diable faisait encore piteuse mine au souvenir des poteaux. C’est, en effet, un supplice fort douloureux ; on enfonce quatre pieux dans le sol, auxquels on suspend l’homme horizontalement par les poignets, et par les chevilles, et on le laisse là s’étirer pendant quelques heures. On a évidemment emprunté l’idée de ce supplice au mode qu’on emploie pour sécher les peaux. Mon entrevue avec le général se termina sans qu’il ait souri une seule fois, et j’obtins de lui un passe-port et une permission pour me servir des chevaux de poste du gouvernement, ce qu’il me donna de la façon la plus obligeante.

Le lendemain matin, je pars pour Bahia Blanca, que j’atteins en deux jours. Après avoir quitté le camp régulier, nous traversons les toldos des Indiens. Ces huttes, rondes comme des fours, sont recouvertes de peaux ; à l’entrée de chacune d’elles, un chuzo est fixé en terre. Les toldos sont divisés en groupes séparés, appartenant aux tribus des différents caciques ; ces groupes se subdivisent à leur tour en groupes plus petits, selon le degré de parenté des possesseurs. Pendant plusieurs milles nous suivons la vallée du Colorado. Les plaines d’alluvion paraissent très-fertiles de ce côté du fleuve et me semblent admirablement adaptées à la culture des céréales. Nous tournons bientôt le dos au fleuve pour nous diriger vers le nord, et nous entrons dans un pays qui diffère quelque peu de celui que nous avons traversé pour atteindre le Colorado. Le sol est toujours sec et stérile, mais il supporte des plantes de plusieurs espèces ; l’herbe, bien que toujours brune et fanée, est plus abondante et les buissons épineux plus espacés. Ces derniers disparaissent bientôt entièrement et rien ne vient plus alors rompre la monotonie de la plaine. Ce changement de végétation marque le