Page:Daudet - Jack, I.djvu/111

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même pas. Mais elle le vit, elle, la malheureuse, et dès ce moment ce fut fait de sa vie.

Il ne lui était jamais apparu qu’en pardessus, en chapeau, vêtu pour la rue et non pour l’Olympe ; mais là, dans cette lumière blafarde des globes opalisés qui blêmissait encore son teint pâle, en habit noir, en gants gris-perle, et croyant à l’amour comme il croyait en Dieu, il lui fit un effet fatal et surhumain.

Il répondait à tous ses désirs, à tous ses rêves, à cette sentimentalité bête qui fait le fond de ces âmes de filles, à ce besoin d’air pur et d’idéal qui semble une revanche de l’existence qu’elles mènent, à ces aspirations vagues qui se résument pour elles dans un mot très beau, mais qui prend sur leurs lèvres l’expression vulgaire et dégradante qu’elles prêtent à tout ce qu’elles disent : « l’artiste ! »

Oui, dès cette première minute, elle lui appartint, et il entra tout entier dans son cœur, tel qu’il était là, avec ses cheveux harmonieusement séparés, la moustache au fer, le bras tendu et frémissant, et toute sa ferblanterie poétique. Elle ne vit ni son petit Jack, qui lui faisait des signes désespérés en lui envoyant des baisers, ni les Moronval inclinés jusqu’à terre, ni tous ces regards curieux empressés autour de cette nouvelle venue, jeune, fraîche, élégante dans sa robe de velours et son petit chapeau de théâtre, blanc, rose, bouillonné, orné de barbes de tulle qui l’entouraient en écharpe.