Page:Daudet - Jack, I.djvu/119

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rence, et le beau d’Argenton, qui avait fini par s’apercevoir de l’attention dont il était l’objet, causait en face d’eux, très haut, étalant de grandes phrases et de grands gestes, afin d’être vu et entendu.

Il paraissait très en colère. À qui en avait-il ?

À personne et à tout le monde.

Il était de cette race d’êtres amers, désillusionnés, revenus de tout sans être jamais allés nulle part, qui déclament contre la société, les mœurs, les goûts de leur temps, en ayant soin de se mettre toujours en dehors de la corruption universelle.

En ce moment, il avait pris à partie le fabuliste, paisible sous-chef à un ministère quelconque, et lui disait d’un air haineux, méprisant, menaçant :

— Taisez-vous… Je vous connais… Vous êtes des pourris… Vous avez tous les vices du dernier siècle et vous n’en aurez jamais la grâce.

Le fabuliste baissait la tête, accablé, convaincu.

— Qu’est-ce que vous avez fait de l’honneur ?… Qu’est-ce que vous avez fait de l’amour ?… Et vos œuvres, où sont-elles ?… Elles sont jolies, vos œuvres !…

Ici le fabuliste se rebiffa :

— Ah ! permettez…

Mais l’autre ne permettait rien ; et puis, d’ailleurs, en quoi cela pouvait-il l’intéresser ce que pensait ce fabuliste ? Il parlait par-dessus sa tête, plus loin et plus haut que lui. Il aurait voulu que la France entière fût