Page:Daudet - Jack, II.djvu/222

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Les autres compagnons s’en apercevaient bien. Ils le voyaient vivant à part d’eux, indifférent à leurs querelles ou à leurs rivalités. Les conspirations contre le singe ou le contre-coup, les batailles à la sortie, les nouveaux venus payant leur « quand est-ce[1] », les stations dans les assommoirs, les consolations, les mines à poivre, Jack ne se mêlait à rien, ne partageait avec les autres ni leurs plaisirs, ni leurs haines. Il n’entendait pas les plaintes sourdes, les grondements de révolte de ce grand faubourg, perdu comme un Ghetto dans la ville somptueuse, et faisant reluire de ses haillons tout le luxe qui l’environne. Il n’entendait pas les théories socialistes que la misère souffle à ces malheureux trop dépossédés et vivant trop près de ceux qui possèdent pour ne pas désirer un bouleversement général qui change tout à coup leur destinée infime. L’histoire et la politique professées sur le zinc du comptoir par la Balafre, le grand Louis, ou François la Bouteille, le laissaient également froid, histoire mêlée de livraisons à un sou, des drames ou des romans de Dumas, et dont tous les héros sortent de l’Ambigu. Je ne dirai pas que ses camarades eussent de l’amitié pour lui, mais on le respectait. Aux premières plaisanteries un peu trop fortes, il avait répondu par un regard si clair, un regard de blond, aigu et déterminé, qui fit taire les railleurs ; puis, on savait qu’il

  1. C’est le nom qu’on donne à la bienvenue.