Page:Daudet - Jack, II.djvu/281

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Cette petite boutique borgne, pleine de livres à dos vert qui sentaient le moisi, était littéralement obstruée par les brochures, les journaux illustrés, vieux de quinze jours, les feuilles de soldats à un sou ou les gravures de modes s’étalant à sa devanture, et ne recevait un peu d’air et de jour que de sa porte ouverte, qui agitait aussi contre son vitrage toutes sortes de paperasses coloriées. Là dedans vivait une vieille femme, archi-vieille, prétentieuse et malpropre, qui passait son temps à faire de la « mignonette » en rubans de couleur, de ces garnitures comme on en voyait aux ridicules de nos grand’mères. Il paraît que madame Lévêque avait connu des jours meilleurs et que, sous le premier Empire, son père était un personnage considérable, quelque huissier à la cour ou concierge de palais.

— Je suis filleule du duc de Dantzick… » disait-elle à Ida avec emphase. C’était un de ces vieux champions des choses disparues, comme on n’en retrouve que dans les quartiers excentriques où Paris les rejette chaque jour dans son flux perpétuel. Pareille aux fonds poussiéreux de sa boutique, à ses livres à dos de lustrine, tous incomplets ou déchirés, sa conversation était pleine de splendeurs romanesques et dédorées. La féerie de ce règne magique, dont elle n’avait vu que la fin, lui avait laissé dans les yeux un éblouissement, et rien que la façon dont elle disait « MM. les maréchaux » valait tout un défilé de pa-