Page:Daudet - L’Immortel (Lemerre 1890).djvu/195

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yeux le même regard haineux et méfiant du voisin. Quand, remis de son malaise, il put mettre des noms sur ces personnages, il reconnut la figure fanée, déçue, du père Moser, l’éternel candidat ; l’honnête mine de Dalzon, l’homme au livre, le retoqué des dernières élections ; et de Salèles, et Guérineau. La remorque, parbleu ! ceux dont l’Académie ne s’occupe plus, qu’elle laisse filer au sillage de la barque glorieuse, les ayant amorcés d’un fer solide. Tous, ils étaient tous là, les pauvres poissons noyés, les uns morts et sous l’eau, d’autres se débattant encore, roulant un regard douloureux et goulu, qui en veut, en demande, en voudra toujours. Et pendant qu’il se jurait d’éviter le même sort, Abel de Freydet suivait l’amorce, lui aussi, tirait sur l’hameçon, déjà trop bien croché pour pouvoir se reprendre.

Au loin, sur la voie déblayée à l’étendue du cortége, des roulements voilés alternaient avec des sonneries de trompettes, ameutant tout du long les passants du trottoir et les curieux des fenêtres ; puis la musique reprenait à longs cris la « marche pour la mort d’un héros. » Et devant ces grandioses honneurs, ces funérailles nationales, cette orgueilleuse révolte de l’homme humilié, vaincu par la mort mais haussant et parant sa défaite, il faisait beau songer que tout cela