Page:Daudet - L’Immortel (Lemerre 1890).djvu/290

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rache, se sauve éperdue, sans même vouloir emporter le dossier de sa vengeance.

Se venger ? de qui ? pourquoi faire ? À cette heure elle n’avait plus de haine ; elle aimait. Et c’était si nouveau, si extraordinaire pour cette mondaine, l’amour, le plein amour, avec son délire et ses spasmes, qu’à la première étreinte elle avait cru ingénument qu’elle allait mourir. Dès lors un apaisement se fit en elle, une douceur convalescente qui changeait son pas et sa voix ; elle devenait une autre femme, une de celles dont le peuple dit en les voyant au bras d’un amant ou d’un mari, un peu lentes et comme bercées : « En voilà une qui a ce qu’il lui faut. » Le type est plus rare qu’on ne pense, surtout dans la « société. » Il se compliquait ici de la tenue pour le monde, des devoirs d’une maîtresse de maison surveillant les départs, les arrivées, l’installation de la seconde série, plus nombreuse, moins intime, toute la gentry académique : duc de Courson-Launay, prince et princesse de Fitz-Roy, les de Circourt, les Huchenard, Saint-Avol, ministre plénipotentiaire, Moser et sa fille, M. et Mme Henry de la légation américaine. Dure besogne, nourrir et distraire tous ces gens, fusionner ces éléments disparates. Personne ne s’y entendait mieux qu’elle ; mais à présent un ennui, une corvée. Elle aurait voulu ne pas bouger de place, ruminer son