Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/172

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— Oh ! ça, par exemple… » dit Jenkins sautant sur cette idée ; et le bras tendu, comme dans le Serment de David : « J’en prends l’engagement sacré. »

L’affaire en resta là. Au déjeuner, le Nabab ne parla de rien, fut aussi gai que de coutume. Cette bonne humeur ne se démentit pas de la journée ; et de Géry pour qui cette scène avait été une révélation sur le vrai Jenkins, l’explication des ironies, des colères contenues de Félicia Ruys en parlant du docteur, se demandait en vain comment il pourrait éclairer son cher patron sur tant d’hypocrisie. Il aurait dû savoir pourtant que chez les Méridionaux, en dehors et tout effusion, il n’y a jamais d’aveuglement complet, « d’emballement » qui résiste aux sagesses de la réflexion. Dans la soirée, le Nabab avait ouvert un petit portefeuille misérable, écorné aux angles, où depuis dix ans il faisait battre des millions, écrivant dessus en hiéroglyphes connus de lui seul, ses bénéfices et ses dépenses. Il s’absorbait dans ses comptes depuis un moment, quand se tournant vers de Géry :

« Savez-vous ce que je fais, mon cher Paul ? demanda-t-il.

— Non, monsieur.

— Je suis en train — et son regard farceur, bien de son pays, raillait la bonhomie de son sourire — je suis en train de calculer que j’ai déboursé quatre cent trente mille francs pour faire décorer Jenkins. »

Quatre cent trente mille francs ! Et ce n’était pas fini…