Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/175

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que pour lui c’était la chose la plus naturelle que cette appellation de grands-parents décernée à tant de jeunesse attrayante. Chacun pensait comme lui dans l’entourage ; et les autres demoiselles Joyeuse accourues auprès de leur père, groupées un peu comme à la vitrine du rez-de-chaussée, et la vieille servante apportant sur la table du salon, où l’on venait de passer, un magnifique service à thé, débris des anciennes splendeurs du ménage, tout le monde appelait la jeune fille « Bonne-Maman… » sans qu’elle s’en fatiguât une seule fois, l’influence de ce nom béni mettant dans leur tendresse à tous une déférence qui la flattait et donnait à son autorité idéale une singulière douceur de protection.

Est-ce à cause de ce titre d’aïeule que tout enfant il avait appris à chérir, mais de Géry trouva à cette jeune fille une séduction inexprimable. Cela ne ressemblait pas au coup subit qu’il avait reçu d’une autre en plein cœur, à ce trouble, où se mêlaient l’envie de fuir, d’échapper à une possession, et la mélancolie persistante que laisse un lendemain de fête, lustres éteints, refrains perdus, parfums envolés dans la nuit. Non, devant cette jeune fille debout, surveillant la table de famille, regardant si rien ne manquait, abaissant sur ses enfants, ses petits enfants, la tendresse active de ses yeux, il lui venait la tentation de la connaître, d’être de ses amis depuis longtemps, de lui confier des choses qu’il ne s’avouait qu’à lui-même, et quand elle lui offrit sa tasse sans mièvrerie mondaine ni gentillesse de salon, il aurait voulu dire comme les autres un « merci, Bonne-Maman » où il aurait mis tout son cœur.

Soudain, un coup joyeux, vigoureusement frappé, fit tressauter tout le monde.