Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/209

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— Qu’est-ce que vous voulez ? répondait M. Francis d’un air malheureux… Le jeu nous dévore.

— Oui, je sais bien. Mais prenez garde. Nous ne serons pas toujours là. Nous pouvons mourir, descendre du pouvoir. Alors on vous demandera des comptes là-bas. Et ce sera terrible… »

J’avais bien souvent entendu chuchoter cette histoire d’un emprunt forcé de deux cent mille francs que le marquis aurait fait à l’État, du temps qu’il était receveur général ; mais le témoignage de son valet de chambre était pire que tout… Ah ! si les maîtres se doutaient de ce que savent les domestiques, de tout ce qu’on raconte à l’office, s’ils pouvaient voir leur nom traîner au milieu des balayures d’appartement et des détritus de cuisine, jamais ils n’oseraient plus seulement dire : « Fermez la porte » ou « attelez. » Voilà, par exemple, le docteur Jenkins, la plus riche clientèle de Paris, dix ans de ménage avec une femme magnifique, recherchée partout ; il a eu beau tout faire pour dissimuler sa situation, annoncer à l’anglaise son mariage dans les journaux, n’admettre chez lui que des domestiques étrangers sachant à peine trois mots de français. Avec ces trois mots, assaisonnés de jurons de faubourg et de coups de poing sur la table, son cocher Joë, qui le déteste, nous a raconté toute son histoire pendant le souper.

« Elle va claquer, son Irlandaise, sa vraie… Savoir maintenant s’il épousera l’autre. Quarante-cinq ans, mistress Maranne, et pas un schelling… Faut voir comme elle a peur d’être lâchée… L’épousera, l’épousera pas… kss… kss… nous allons rire. » Et plus on le faisait boire, plus il en racontait, traitant sa malheureuse maîtresse comme la dernière des dernières… Moi