Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/257

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partir, mais que celles-là suffisaient certes, puisqu’il s’agissait d’une affaire de conscience.

« Alors, mon enfant, écoutez-moi, et je suis sûr de vous retenir… Votre lettre, si éloquente d’honnêteté de sincérité, ne m’a rien appris, rien dont je ne sois convaincu depuis trois mois. Oui, mon cher Paul, c’est vous qui aviez raison ; Paris est plus compliqué que je ne pensais. Il m’a manqué en arrivant un cicérone honnête et désintéressé, qui me mît en garde contre les gens et les choses. Moi, je n’ai trouvé que des exploiteurs. Tout ce qu’il y a de coquins tarés par la ville a déposé la boue de ses bottes sur mes tapis… Je les regardais tout à l’heure, mes pauvres salons. Ils auraient besoin d’un fier coup de balai ; et je vous réponds qu’il sera donné, jour de Dieu ! et d’une rude poigne… Seulement, j’attends pour cela d’être député. Tous ces gredins me servent pour mon élection ; et cette élection m’est trop nécessaire pour que je m’expose à perdre la moindre chance… En deux mots, voici la situation. Non seulement, le bey entend ne pas me rendre l’argent que je lui ai prêté, il y a un mois ; mais à mon assignation, il a répondu par une demande reconventionnelle de quatre-vingts millions, chiffre auquel il estime l’argent que j’ai soutiré à son frère… Cela, c’est un vol épouvantable, une audacieuse calomnie… Ma fortune est à moi, bien à moi… Je l’ai gagnée dans mes trafics de commissionnaire. J’avais la faveur d’Ahmed ; lui-même m’a fourni l’occasion de m’enrichir… Que j’aie serré la vis quelquefois un peu fort, bien possible. Mais il ne faut pas juger la chose avec des yeux d’Européen… Là-bas, c’est connu et reçu, ces gains énormes que font les Levantins ; c’est la rançon des sauvages que nous initions au bien-être occidental… Ce misérable