Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/261

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contre les vitres ruisselantes et se délecte à toutes ces laideurs :

« Vois-tu, ma fée, voilà bien le temps qu’il me fallait aujourd’hui… Regarde-les patauger… Sont-ils hideux, sont-ils sales !… Que de fange ! Il y en a partout, dans les rues, sur les quais, jusque dans la Seine, jusque dans le ciel… Ah ! c’est bon la boue, quand on est triste… Je voudrais tripoter là-dedans, faire de la sculpture avec ça, une statue de cent pieds de haut, qui s’appellerait : « Mon ennui. »

— Mais pourquoi t’ennuies-tu, ma chérie », dit avec douceur la vieille danseuse, aimable et rose dans son fauteuil, où elle se tient très droite de peur d’abîmer sa coiffure encore plus soignée que d’habitude… « N’as-tu pas tout ce qu’il faut pour être heureuse ? »

Et, de sa voix tranquille, pour la centième fois, elle recommence à lui énumérer ses raisons de bonheur, sa gloire, son génie, sa beauté, tous les hommes à ses pieds, les plus beaux, les plus puissants ; oh ! oui, les plus puissants puisque aujourd’hui même… Mais un miaulement formidable, une plainte déchirante du chacal exaspéré par la monotonie de son désert, fait trembler tout à coup les vitres de l’atelier et rentrer dans son cocon l’antique chrysalide épouvantée.

Depuis huit jours, son groupe uni, parti pour l’exposition, a laissé Félicia dans ce même état de prostration, d’écœurement, d’irritation navrée et désolante. Il faut toute la patience inaltérable de la fée, la magie de ses souvenirs évoqués à chaque instant pour lui rendre la vie supportable à côté de cette inquiétude, de cette colère méchante qu’on entend gronder au fond des silences de la jeune fille, et qui subitement éclatent dans une parole amère, dans un « pouah » de dégoût