Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/285

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petit coin jadis réservé pour elle dans l’atelier paternel, alors qu’elle commençait à se tailler un peu de gloire dans la renommée du grand Ruys. Mais en somme les félicitations la laissaient assez froide, parce qu’il lui en manquait une plus désirable que toute autre et qu’elle s’étonnait de n’avoir pas encore reçue… Décidément elle pensait à lui plus qu’elle n’avait pensé à aucun homme. Était-ce enfin l’amour, le grand amour, si rare dans une âme d’artiste incapable de se donner tout entière au sentiment, ou bien un simple rêve de vie honnête et bourgeoise, bien abritée contre l’ennui ce plat ennui, précurseur de tempêtes, dont elle avait tant le droit de se méfier ? En tout cas, elle s’y trompait, vivait depuis quelques jours dans un trouble délicieux, car l’amour est si fort, si beau, que ses semblants, ses mirages nous leurrent et peuvent nous émouvoir autant que lui-même.

Vous est-il quelquefois arrivé dans la rue, préoccupé d’un absent dont la pensée vous tient au cœur, d’être averti de sa rencontre par celle de quelques personnes qui lui ressemblent vaguement, images préparatoires, esquisses du type près de surgir tout à l’heure, et qui sortent pour vous de la foule comme des appels successifs à votre attention surexcitées ? Ce sont là des impressions magnétiques et nerveuses dont il ne faut pas trop sourire, parce qu’elles constituent une faculté de souffrance. Déjà, dans le flot remuant et toujours renouvelé des visiteurs, Félicia avait cru reconnaître à plusieurs reprises la tête bouclée de Paul de Géry, quand tout à coup elle poussa un cri de joie. Ce n’était pas encore lui pourtant, mais quelqu’un qui lui ressemblait beaucoup dont la physionomie régulière et paisible se mêlait toujours maintenant dans son esprit à