Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/319

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toute une affaire de déménager un aveugle de dessus son pont… Les journaux de l’opposition en parleraient, les Parisiens en feraient une fable… Le Savetier et le FinancierLe Duc et la Clarinette… Il faut que je me résigne… C’est ma faute, du reste. Je n’aurais pas dû montrer à cet homme qu’il m’agaçait… Je suis sûr que mon supplice est la moitié de sa vie maintenant. Tous les matins il sort de son bouge avec son chien, son pliant, son affreuse musique, et se dit : « Allons embêter le duc de Mora. » Pas un jour il n’y manque, le misérable… Tenez ! si j’entrouvrais seulement la fenêtre, vous entendriez ce déluge de petites notes aigres par-dessus le bruit de l’eau et des voitures… Eh bien ! ce journaliste du Messager c’est votre clarinette, à vous ; si vous lui laissez voir que sa musique vous fatigue, il ne finira jamais… Là-dessus, mon cher député, je vous rappelle que vous avez réunion à trois heures dans les bureaux, et je vous renvoie bien vite à la Chambre. »

Puis, se tournant vers Jenkins :

— Vous savez ce que je vous ai demandé, docteur… Des perles pour après-demain… Et carabinées !…

Jenkins tressaillit, se secoua comme au saut d’un rêve :

— C’est entendu, mon cher duc, on va vous donner du souffle… Oh ! mais du souffle… à gagner le grand prix du Derby. »

Il salua et sortit en riant, un vrai rire de loup aux dents écartées et toutes blanches. Le Nabab prit congé à son tour, le cœur plein de gratitude, mais n’osant rien en laisser voir à ce sceptique, en qui toute démonstration éveillait une méfiance. Et le ministre d’État resté seul, pelotonné devant le feu grésillant et brûlant, abrité dans la chaleur capitonnée de son luxe, doublée