Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/385

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cette extrémité de ville. Mais voilà. Pour arriver là-haut où tout le monde va, il faut prendre la route de tout le monde, le faubourg Saint-Antoine, la rue de la Roquette, jusqu’à cette grande porte d’octroi si largement ouverte sur l’infini. Et dame ! cela semble bon de voir que des seigneurs comme Mora, des ducs, des ministres, remontent tous le même chemin pour la même destination. Cette égalité dans la mort console de bien des injustices de la vie. Demain, le pain semblera moins cher, le vin meilleur, l’outil moins lourd, quand on pourra se dire en se levant : « Tout de même, ce vieux Mora, il y est venu comme les autres !… »

Le défilé continuait toujours, plus fatigant encore que lugubre. À présent c’étaient des sociétés chorales, les députations de l’armée, de la marine, officiers de toutes armes, se pressant en troupeau devant une longue file de véhicules vides, voitures de deuil, voitures de maîtres alignées là pour l’étiquette ; puis les troupes suivaient à leur tour, et dans le faubourg sordide, cette longue rue de la Roquette déjà fourmillante à perte de vue, s’engouffrait toute une armée, fantassins, dragons, lanciers, carabiniers, lourds canons la gueule en l’air, prêts à aboyer, ébranlant les pavés et les vitres, mais ne parvenant pas à couvrir le ronflement des tambours, ronflement sinistre et sauvage qui rappelait l’imagination de Félicia vers ces funérailles de Négus africains où des milliers de victimes immolées accompagnent l’âme d’un prince pour qu’elle ne s’en aille pas seule au royaume des esprits, et lui faisait penser que peut-être cette pompeuse et interminable suite allait descendre et disparaître dans la fosse surhumaine assez grande pour la contenir toute.