Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/409

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tout amour-propre à des intérêts si puissants. Il parlait avec chaleur, pressé de la convaincre, de l’entraîner. Mais elle lui répondit simplement : « Je n’irai pas », comme s’il se fût agi d’une course sans importance, un peu trop longue pour sa fatigue.

Lui, tout frémissant :

« Voyons, ce n’est pas possible que vous disiez une chose pareille. Songez qu’il y va de ma fortune, de l’avenir de nos enfants, du nom que vous portez… Tout est en jeu pour cette démarche que vous ne pouvez refuser de faire. »

Il aurait pu parler ainsi pendant des heures, il se serait toujours buté à la même obstination fermée, inébranlable. Une demoiselle Afchin ne devait pas visiter une esclave.

« Eh ! Madame, dit-il violemment, cette esclave vaut mieux que vous. Par son intelligence elle a décuplé la fortune de son mari, tandis que vous, au contraire… »

Depuis douze ans qu’ils étaient mariés, Jansoulet osait pour la première fois lever la tête en face de sa femme. Eut-il honte de ce crime de lèse-majesté, ou comprit-il qu’une phrase pareille allait creuser un abîme infranchissable ? Mais il changea de ton aussitôt, s’agenouilla devant le lit très bas, avec cette tendresse rieuse que l’on emploie pour faire entendre raison aux enfants :

« Ma petite Martha, je t’en prie… lève-toi, habille-toi… C’est pour toi-même que je te le demande, pour ton luxe pour ton bien-être… Que deviendrais-tu si, par un caprice, un méchant coup de tête, nous allions nous trouver réduits à la misère ? »

Ce mot de misère ne représentait absolument rien à