Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/419

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Me Le Merquier, par-dessus ses lunettes, regarda le rideau d’un air effaré. Évidemment la conversation prenait un tour imprévu.

« Le fond de la question je ne l’aborde pas, reprit le Nabab… Votre rapport, j’en suis sûr, est impartial et loyal, tel que votre conscience a dû vous le dicter. Seulement il a couru sur mon compte d’écœurantes calomnies auxquelles je n’ai pas répondu et qui ont peut-être influencé l’opinion du bureau. C’est à ce sujet que je veux vous parler. Je sais la confiance dont vos collègues vous honorent, monsieur Le Merquier, et que, lorsque je vous aurai convaincu, votre parole suffira sans que j’ai besoin d’étaler ma tristesse devant tous… Vous connaissez l’accusation. Je parle de la plus terrible, de la plus ignoble. Il y en a tant qu’on pourrait s’y tromper… Mes ennemis ont donné des noms, des dates, des adresses… Eh bien ! je vous apporte les preuves de mon innocence. Je les découvre devant vous, devant vous seul ; car j’ai de graves raisons pour tenir toute cette affaire secrète. »

Il montra alors à l’avocat une attestation du consulat de Tunis, que pendant vingt ans il n’avait quitté la principauté que deux fois, la première pour aller retrouver son père mourant au Bourg-Saint-Andéol, la seconde pour faire avec le bey une visite de trois jours à son château de Saint-Romans.

« Comment se fait-il qu’avec un document aussi positif entre les mains je n’aie pas cité mes insulteurs devant les tribunaux pour les démentir et les confondre ?… Hélas ! Monsieur, il y a dans les familles des solidarités cruelles… J’ai eu un frère, un pauvre être, faible et gâté, qui a roulé longtemps dans la boue de Paris, y a laissé son intelligence et son honneur…