Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/498

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

masque à vous, ô sublime Jenkins, est encore celui qui m’a le plus fait horreur. Vous avez compliqué notre hypocrisie française, toute en sourires et en politesse, de vos larges poignées de main à l’anglaise, de votre loyauté cordiale et démonstrative. Tous s’y sont laissé prendre. On dit « le bon Jenkins, le brave, l’honnête Jenkins ». Mais moi je vous connais, bonhomme, et malgré votre belle devise si effrontément arborée sur les enveloppes de vos lettres, sur votre cachet, vos boutons de manchettes, la coiffe de vos chapeaux, les panneaux de votre voiture, je vois toujours le fourbe que vous êtes et qui dépasse son déguisement de toutes parts. »

Sa voix sifflait entre ses dents serrées par une incroyable férocité d’expression ; et Paul s’attendait à quelque furieuse révolte de Jenkins se redressant sous tant d’outrages. Mais non. Cette haine, ce mépris venant de la femme aimée devaient lui causer plus de douleur que de colère ; car il répondit tout bas, sur un ton de douceur navrée :

« Oh ! vous êtes cruelle… Si vous saviez le mal que vous me faites… Hypocrite, oui, c’est vrai, mais on ne naît pas comme cela… On le devient par force, devant les duretés de la vie. Quand on a le vent contre et qu’on veut avancer, on louvoie. J’ai louvoyé… Accusez mes débuts misérables, une entrée manquée dans l’existence et convenez du moins qu’une chose en moi n’a jamais menti : ma passion !… Rien n’a pu la rebuter, ni vos dédains, ni vos injures, ni tout ce que je lis dans vos yeux qui, depuis tant d’années, ne m’ont pas souri une fois… C’est encore ma passion qui me donne la force, même après ce que je viens d’entendre, de vous dire pourquoi je suis ici… Écoutez. Vous m’avez