Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/65

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Chacun préparait sa note pour le lendemain, comme il nous l’avait dit. Mais le lendemain, pas de gouverneur. Le surlendemain, encore personne. Il était allé faire un petit voyage.

Enfin, quand on se trouvait tous là, exaspérés, tirant la langue, enragés de cette eau qu’il vous avait fait venir à la bouche, le gouverneur arrivait, se laissait choir dans un fauteuil, la tête dans ses mains, et, avant qu’on eût pu lui parler : « Tuez-moi, disait-il, tuez-moi. Je suis un misérable imposteur… La combinazione a manqué… Elle a manqué, péchéro ! la combinazione. » Et il criait, sanglotait, se jetait à genoux, s’arrachait les cheveux par poignées, se roulait sur le tapis ; il nous appelait tous par nos petits noms, nous suppliait de prendre ses jours, parlait de sa femme et de ses enfants dont il avait consommé la ruine. Et personne de nous n’avait la force de réclamer devant un désespoir pareil. Que dis-je ? On finissait par s’attendrir avec lui. Non, depuis qu’il y a des théâtres, jamais il ne s’est vu un comédien de cette force. Seulement aujourd’hui c’est fini, la confiance est perdue. Quand il a été parti, tout le monde a levé les épaules. Je dois avouer pourtant qu’un moment j’avais été ébranlé. Cet aplomb de me donner mon compte, puis le nom du Nabab, cet homme si riche…

« Vous croyez ça, vous ? m’a dit le caissier… Vous serez donc toujours naïf, mon pauvre Passajon… Soyez tranquille, allez ! Il en sera du Nabab, comme de la reine à Moëssard. »

Et il est retourné fabriquer ses devants de chemise.

Ce qu’il disait là se rapportait au temps où Moëssard faisait la cour à sa reine et où il avait promis au gouverneur, qu’en cas de réussite, il engagerait Sa Majesté