Page:Daudet - Le Nabab, Charpentier, 1878.djvu/82

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haute et droite, laissant tomber de ses lèvres minces un mot arabe que personne ne put comprendre, mais où le pauvre Nabab entendit bien l’injure, lui ; car, en se relevant, son visage hâlé était de la couleur d’une terre cuite qui sort du four. Il resta un moment sans bouger, ses gros poings crispés, sa bouche tuméfiée de colère. Jenkins vint le rejoindre, et de Géry, qui avait suivi de loin toute cette scène, les vit causer ensemble vivement d’un air préoccupé.

L’affaire était manquée. Cette réconciliation, si savamment combinée, n’aurait pas lieu. Hemerlingue n’en voulait pas. Pourvu maintenant que le duc ne leur manquât pas de parole. C’est qu’il était tard. La Wauters, qui devait, en sortant de son théâtre, chanter l’air de la Nuit, de la Flûte enchantée, venait d’entrer tout emmitouflée dans ses capuchons de dentelles.

Et le ministre n’arrivait pas.

Pourtant c’était une affaire entendue, promise. Monpavon devait le prendre au cercle. De temps en temps le bon Jenkins tirait sa montre tout en jetant un bravo distrait au bouquet de notes perlées que la Wauters faisait jaillir de ses lèvres de fée, un bouquet de trois mille francs, inutile comme les autres frais de la soirée, si le duc ne venait pas.

Tout à coup la porte s’ouvrit à deux battants :

« Son Excellence M. le duc de Mora. »

Un long frémissement l’accueillit, une curiosité respectueuse, rangée sur deux haies, au lieu de la presse brutale qui s’était jetée sur les pas du Nabab.

Nul mieux que lui ne savait se présenter dans le monde, traverser un salon gravement, monter en souriant à la tribune, donner du sérieux aux choses futiles, traiter légèrement les choses graves ; c’était le résumé