Page:Daudet - Sapho, 1884.djvu/70

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jeta sur la pinte et la vida d’une goulée violente qui révélait la détresse de cette malheureuse, ayant tout juste dans sa poche de quoi rassasier sa faim sans l’arroser d’un peu de bière. Une pitié lui vint, qui l’apaisa, l’éclaira subitement sur les misères d’une vie de femme ; et il se mit à juger plus humainement, à raisonner son malheur.

Après tout, elle ne lui avait pas menti ; et s’il ne savait rien de sa vie, c’est qu’il ne s’en était jamais soucié. Que lui reprochait-il ?… Son temps à Saint-Lazare ?… Mais puisqu’on l’avait acquittée, portée presque en triomphe à la sortie… Alors, quoi ? D’autres hommes avant lui ?… Est-ce qu’il ne le savait pas ?… Quelle raison de lui en vouloir davantage, parce que les noms de ces amants étaient connus, célèbres, qu’il pouvait les rencontrer, leur parler, regarder leurs portraits aux devantures ? Devait-il lui faire un crime d’avoir préféré ceux-là ?

Et tout au fond de son être, se levait une fierté mauvaise, inavouable, de la partager avec ces grands artistes, de se dire qu’ils l’avaient trouvée belle. À son âge on n’est jamais sûr,