Page:Daudet - Théâtre, Lemerre, 1889.djvu/195

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femmes, la pitié a bieniot fait de nous conduire à l’amour… J’avais à peine vu votre frère trois fois, que déjà je l’aimais de toute mon âme… Lui ne s’en doutait guère, je vous jure, et sa pensée était bien loin de moi. Ma présence dans la maison n’avait pas interrompu ses visites ; voilà tout. J’avais beau faire, je n’existais pas pour lui… je crois qu’il ne m’avait pas vue… cela ne m’empêchait pas de l’aimer, bien sûr, mais je souffrais !… Oh ! que je souffrais !… Un soir qu’il était à la maison, silencieux et dans son coin, à l’ordinaire, je vins m’asseoir à mon piano et, machinalement, presque sans y songer, je me mis à chanter un vieil air de nos montagnes que j’aimais parce qu’il était triste… À peine eus-je achevé, qu’André s’approcha de moi et me demanda d’une voix altérée si je voulais lui dire cet air encore une fois… et moi je chantai, monsieur. Je n’en avais pas envie, je vous assure, mais déjà je ne savais rien lui refuser.

dominique

Et alors ?

claire

Et alors, comme je vous le dis, je chantai ; et ce fut pour lui une émotion terrible de m’entendre. Je le vis tomber à genoux, cacher sa tête, fondre en larmes, et comme je m’approchais pour le calmer, il m’avoua, parmi ses pleurs, que je venais de chanter l’air favori de sa Suzanne, et que j’avais toute sa voix… Dès ce moment je devins la confidente de sa douleur, et nous parlâmes de Suzanne tous les jours. Que de fois je l’ai vu pleurer en prononçant son nom ; que de fois il a juré devant moi qu’il n’en