Page:Daudet - Théâtre, Lemerre, 1889.djvu/39

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repentir, tout ton passé se redresse implacable, tout croule autour de toi ! Là-bas, on meurt, et tu n’as pas le droit de pleurer ! Ici, on te maudit, et tu ne peux que courber la tête ! (Sur ces derniers mots, elle tombe assise à droite.) Pauvre cher portrait, c’est pourtant lui la cause de toutes mes douleurs. (Elle se lève.) Aussi, pourquoi avoir voulu le chasser de cette maison ? puisque sa présence m’était un remords, pourquoi ne pas accepter ce remords en punition de ma faute ? Cela me gênait de le sentir sans cesse près de moi. Tant qu’il était là, j’étais éternellement la femme coupable, toujours rougissante et les yeux baissés. À la fin, je voulus relever la tête et marcher librement chez moi : j’ai renvoyé le portrait. Dieu m’a bien punie de mon orgueil. Le portrait est revenu, il est revenu entouré d’un crêpe, il est revenu me dénoncer et se faire mutiler devant moi. (Elle s’approche du bureau.) Oh ! quand j’ai vu le couteau entrer dans cette poitrine, j’ai eu froid là-dedans. La toile a eu le coup, moi la douleur. (Elle tombe assise près du bureau.) Comme il est triste avec sa blessure au cœur ! on dirait qu’il souffre. Tiens ! pauvre mort blessé. Dieu me le pardonnera (elle lui envoie un baiser), car ce baiser que je te donne, c’est le baiser d’adieu. (Elle se relève.) Et maintenant, partons ! ma place n’est plus ici. Ce n’est pas Ambroix qui doit quitter cette maison, c’est moi, c’est moi seule. Il s’est enfui pour ne pas me chasser. Faible comme il est, il n’aura pu aller bien loin, et je pourrai le rejoindre pour lui dire… (Elle se dirige vers la porte du fond.)