Page:Daumal - La Grande beuverie, 1939.djvu/56

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aller. Marcellin le retint par le pan de son veston et demanda :

— Écoutez. Je sais bien que je ne sais pas penser. Je suis poète. Mais je ne sais pas penser. On ne m’a jamais appris. On me taquine toujours là-dessus. Quand j’entends mes amis tenir des discussions philosophiques, je voudrais bien m’y mettre aussi, mais ça va trop vite pour moi. Ils me disent de lire Platon, les Oupanichad, Kierkegaard, Spinoza, Hegel, Benjamin Fondane, le Tao, Karl Marx et même la Bible. J’ai bien essayé de lire tout cela, sauf la Bible, parce que là, je crois bien qu’ils se fichent de moi. C’est très clair le temps que je lis, mais après j’oublie, ou bien je ne sais pas en parler, ou bien je trouve des idées contradictoires entre lesquelles je ne sais pas choisir, enfin ça ne fonctionne pas.

— Mon cher Marcellin, dis-je, il faut d’abord…

— Tais-toi, je te dis ! cria le vieux encore une fois, et le sourire de supériorité qui s’épanouissait sur mes lèvres me tomba dans l’estomac. « Continue ! » dit-il à Marcellin qui conclut :

— Eh bien, je veux qu’une fois pour toutes vous me disiez si je suis un imbécile et, sinon, comment il faut faire pour penser.

— Penser à quoi ? dit Totochabo d’un air las, et il s’éloigna.

Cette fois, nous étions trop consternés pour le retenir. Mais surtout nous avions soif et nous ne mîmes pas longtemps pour découvrir une petite bombonne qui était bien de circonstance. Tout en buvant, allongés à la romaine, nous nous récitâmes des poèmes filandreux. Avant de fermer l’œil, j’eus un vague sursaut de conscience, comme on recule parfois, comme on se hausse sur la pointe de ses soucis pour mieux sauter dans le sommeil et je dis à Marcellin que j’étais beaucoup plus idiot qu’il ne croyait, mais sensiblement moins que je ne prétendais, ce qui était à peu près juste.