Page:Daumal - La Grande beuverie, 1939.djvu/60

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— J’en crève, dis-je.

Rassuré, il me tendit un flacon d’arquebuse que je lui rendis sec.

— Vous semblez, dit-il, avoir du cœur au ventre. Je vais donc vous faire la faveur tout à fait rare de vous faire visiter l’autre section de l’infirmerie, celle des évadés. Ce sont les incurables. Ils croient qu’ils ont réussi à sortir. Nous ne pouvons que les isoler autant que possible des autres malades, car leur mal est parfois extrêmement contagieux. L’un d’eux, qui est un remarquable bactériologue, car cette maladie ne porte pas forcément atteinte aux facultés intellectuelles, s’est même mis en tête que c’était une maladie microbienne et peut-être n’a-t-il pas tort. Il passe son temps à chercher un sérum, et comme les piqûres, vaccinations et inoculations qu’il fait subir aux malades sont assez innocentes, et les gardent même de la neurasthénie, nous le laissons faire. Malheureusement, il se croit lui-même tout à fait sain et normal. Autrement, le professeur Mumu, c’est son nom, serait un des grands génies de la science médicale. D’ailleurs, vous le verrez à l’œuvre.

— Mais, dis-je, que boivent ces malheureux ?

— Du tilleul, hélas, ou du jus de raisin non fermenté. Ils refusent obstinément la moindre goutte d’alcool. La vue d’un bock de bière leur retourne les entrailles. Ne vous ai-je pas dit qu’ils étaient incurables ? Mais venez voir vous-même.